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Maigret - Simenon

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— Voulez-vous demander au patron s’il peut me recevoir ?

Amadieu poussa une porte matelassée. Le garçon de bureau disparut, lui aussi, dans le bureau du directeur de la PJ, où Philippe avait été introduit. Maigret attendit, debout, le chapeau à la main.

— Le directeur est très occupé et vous demande de revenir dans le courant de l’après-midi.

Maigret fit demi-tour, traversa à nouveau les groupes des inspecteurs. Ses traits s’étaient un peu durcis, mais il voulait sourire, il souriait, d’un sourire sans gaieté.

Il ne regagna pas la rue, mais s’engagea dans des couloirs étroits, dans des escaliers tortueux qui donnaient accès aux combles du Palais de Justice. Il arriva ainsi devant les locaux de l’anthropométrie, dont il poussa la porte. La visite des femmes était terminée. Une cinquantaine d’hommes, arrêtés au cours de la nuit, se déshabillaient dans une pièce peinte en gris et entassaient leurs vêtements sur des bancs.

Une fois nus, ils pénétraient tour à tour dans la pièce voisine, où des employés en blouse noire prenaient leurs empreintes, installaient les individus sur la chaise anthropométrique et criaient leurs mensurations comme des vendeurs de grand magasin annoncent un débit à la caisse.

Cela sentait la sueur et la crasse. La plupart des hommes, ahuris, plus ou moins empêtrés de leur nudité, se laissaient pousser d’un coin à un autre, esquissaient d’autant plus gauchement les gestes qu’on leur commandait que beaucoup ignoraient le français.

Maigret, cordial, serrait la main des employés et entendait les phrases inévitables :

— Vous êtes venu faire un tour ? Ça va, à la campagne ? Ce que cela doit être épatant, par ce temps-ci !

La lampe au néon éclairait crûment une petite pièce où le photographe opérait.

— Il y a eu beaucoup de femmes, ce matin ?

— Sept.

— Vous avez les fiches ?

Elles traînaient sur une table, car on ne les avait pas encore classées. La troisième était celle de Fernande, avec l’empreinte des cinq doigts, une signature maladroite, un portrait d’un réalisme terrible.

— Elle n’a rien dit ? Elle n’a pas pleuré ?

— Non. Elle a été bien docile.

— Vous savez où on l’a conduite ?

— J’ignore si on l’a relâchée ou si on lui fera faire quelques jours à Saint-Lazare…

Le regard de Maigret errait sur les hommes nus qui se tenaient en rang comme à la caserne. Il porta la main à son chapeau, prononça :

— Au revoir !

— Vous partez déjà ?

Il était même dans l’escalier, où il n’y avait pas une marche qu’il n’eût foulée mille fois. Un autre escalier, à gauche, plus étroit que le premier, conduisait au laboratoire, dont il connaissait les moindres recoins, les moindres fioles.

Il se retrouva au second étage, que la foule des inspecteurs venait de quitter. Des visiteurs commençaient à prendre place devant les portes, des gens qu’on avait convoqués, ou qui venaient spontanément se plaindre, ou encore qui avaient une révélation à faire.

Il avait passé, lui, Maigret, la plus grande partie de sa vie dans cette ambiance, et voilà que tout à coup il regardait autour de lui avec une sorte d’écœurement.

Philippe était-il toujours dans le bureau du patron ? Vraisemblablement non ! À cette heure, il était arrêté, et deux de ses collègues le conduisaient au cabinet du juge d’instruction !

Que lui avait-on dit, derrière la porte matelassée ? Avait-on eu la franchise de lui parler nettement ?

— Vous avez commis une imprudence. Il y a de tels indices contre vous que le public ne comprendrait pas que vous restiez en liberté. Mais nous allons nous employer à découvrir la vérité. Vous restez des nôtres.

On n’avait pas dû lui dire cela. Maigret croyait entendre le patron – mal à l’aise en attendant Amadieu – grommeler entre deux toussotements :

— Inspecteur, je n’ai vraiment pas lieu de me féliciter de vous. Vous êtes entré ici plus facilement que quiconque, grâce à la protection de votre oncle. Vous êtes-vous rendu digne de cette faveur ?

Et Amadieu avait renchéri :

— Dès à présent, vous êtes entre les mains du juge d’instruction. Avec la meilleure volonté du monde, nous, ne pouvons rien pour vous.

Pourtant, cet Amadieu, avec sa longue tête pâle et ses moustaches brunes qu’il passait son temps à effiler, n’était pas un méchant homme. Il avait une femme, trois enfants, dont une fille qu’il voulait doter. De tout temps, il s’était cru entouré de conspirations. Il était persuadé que chacun en voulait à sa place et ne cherchait qu’à le compromettre.

Quant au grand patron, il atteindrait dans deux ans la limite d’âge, et jusque-là il fallait éviter les histoires.

Cette histoire-ci, c’était une vulgaire histoire du milieu, c’est-à-dire du travail courant. Allait-on risquer des complications en couvrant un jeune inspecteur qui s’était fourvoyé et qui, par-dessus le marché, était le neveu de Maigret ?

Que Cageot fût une crapule, tous le savaient. Il ne le cachait pas lui-même. Il mangeait à tous les râteliers. Et quand il vendait quelqu’un à la police, c’est que ce quelqu’un avait cessé de lui être utile.

Seulement, Cageot était une crapule dangereuse. Il avait des amis, des relations. Il savait surtout se défendre. On l’aurait un jour, évidemment. On le tenait à l’œil. On avait même contrôlé son alibi, et l’enquête se poursuivrait honnêtement.

Mais il ne fallait pas faire de zèle ! Il ne fallait surtout pas de Maigret, avec sa manie de mettre les pieds dans le plat.

Il avait atteint la petite cour pavée où de pauvres gens attendaient devant le Tribunal des enfants. En dépit du soleil, il faisait frais, et dans l’ombre, entre les pavés, subsistait de la poussière de givre.

— Crétin de Philippe ! gronda Maigret, qui en devenait malade d’écœurement.

Car il savait bien qu’il tournait en rond comme un cheval de cirque. Il ne s’agissait pas d’avoir une idée de génie ; en matière de police, les idées de génie ne servent à rien. Il ne s’agissait pas non plus de découvrir une piste sensationnelle ni un indice ayant échappé à tous les regards.

C’était plus simple et plus brutal. Cageot avait tué ou fait tuer Pepito.

Ce qu’il fallait, c’était amener Cageot à dire enfin : « C’est vrai ! »

Maigret errait maintenant sur les quais, près du bateau-lavoir ; il n’avait pas le droit de faire comparaître le Notaire dans un bureau, de l’y enfermer pendant quelques heures, ni de lui répéter cent fois la même question, de le bousculer au besoin pour lui casser les nerfs.

Il ne pouvait pas non plus convoquer le garçon de café, le patron du tabac, les autres qui, chaque soir, jouaient à la belote à cent mètres du Floria.

À peine s’était-il servi de Fernande qu’on la lui avait littéralement confisquée.

Il atteignit la Chope-du-Pont-Neuf, dont il poussa la porte vitrée, serra la main de Lucas assis près du comptoir.

— Ça va, patron ?

Lucas l’appelait toujours patron, lui, en souvenir du temps où ils travaillaient ensemble.

— Mal ! riposta Maigret.

— C’est difficile, n’est-ce pas ?

Ce n’était pas difficile. C’était d’un tragique sans grandeur.

— Je vieillis ! Peut-être est-ce l’effet de la campagne ?

— Qu’est-ce que vous buvez ?

— Un pernod, tiens !

Il dit cela comme il eût lancé un défi. Il se souvenait qu’il avait promis d’écrire à sa femme, et il n’en avait pas le courage.

— Je ne peux pas vous aider ?

Lucas était un curieux bonhomme, toujours mal habillé, mal bâti par surcroît, qui n’avait ni femme ni famille. Maigret laissait errer son regard sur la salle qui commençait à se remplir, et il dut plisser les paupières quand il se tourna vers la vitre inondée de soleil.

— Tu as déjà travaillé avec Philippe ?

— Deux ou trois fois.

— Il était très désagréable ?

— Il y en a qui lui en voulaient parce qu’il ne disait pas grand-chose. Vous savez, c’est un timide. Ils l’ont bouclé ?

— À ta santé.

Lucas s’inquiétait de voir Maigret si fermé.

— Qu’allez-vous faire, patron ?

— Je peux bien te le dire, à toi. Je vais faire tout ce qu’il faudra. Tu comprends ? Il vaut mieux que quelqu’un le sache. Comme cela, s’il arrivait quelque chose…

Il s’essuya la bouche du revers de la main, tapota la table avec une pièce de monnaie pour appeler le garçon.

— Laissez ça ! C’est ma tournée.

— Si tu veux. On boira la mienne quand ce sera fini. Au revoir, Lucas.

— Au revoir, patron.

La main de Lucas s’attarda une seconde dans la main rugueuse de Maigret.

— Prenez garde quand même, dites !

Et Maigret, debout, de prononcer à voix haute :

— J’ai horreur des couillons !

Il s’éloigna tout seul, à pied. Il avait le temps, puisqu’il ne savait même pas où il allait.

V

Quand Maigret poussa la porte du Tabac Fontaine, vers une heure et demie, le patron du bar, qui venait de se lever, descendait lentement un escalier en colimaçon qui s’amorçait dans l’arrière-salle.

Il était moins grand, mais aussi large et aussi épais que le commissaire. À cet instant, il sentait encore le cabinet de toilette ; ses cheveux étaient imbibés d’eau de Cologne, et il gardait des traces de talc sous le lobe des oreilles. Il ne portait ni veston ni faux col. Sa chemise était d’un blanc éclatant, légèrement empesée, maintenue par un bouton de col à bascule.

Arrivé derrière le comptoir, il repoussa le garçon d’un geste négligent de la main, saisit une bouteille de vin blanc, un verre, mélangea au vin de l’eau minérale et, la tête renversée en arrière, se gargarisa.

À cette heure-là, il n’y avait guère que des clients de passage qui venaient boire en hâte un café.

Seul Maigret s’était assis près de la fenêtre, mais le patron, sans le voir, ajustait un tablier bleu et se tournait vers une fille blonde qui tenait la caisse et s’occupait du débit de tabac.

Il ne lui parla pas plus qu’au garçon, ouvrit la caisse enregistreuse, consulta un carnet et s’étira enfin, définitivement réveillé. Sa journée commençait, et la première chose qu’il aperçut en faisant l’inspection de son domaine, ce fut Maigret qui le regardait placidement.

Ils ne s’étaient jamais rencontrés. Le patron n’en fronça pas moins les sourcils, qu’il avait épais et noirs. On devinait qu’il fouillait dans sa mémoire, ne trouvait rien et se renfrognait. Il ne prévoyait pas, pourtant, que la présence de son client placide allait durer douze heures entières !

Le premier soin de Maigret fut de s’approcher de la caisse et de dire à la jeune fille :

— Vous avez un jeton de téléphone ?

La cabine se trouvait dans l’angle droit du café. Elle n’était fermée que par une porte à vitre dépolie, et Maigret, qui sentait le patron aux aguets, manœuvra violemment l’appareil afin de faire vibrer les déclics. Mais en même temps, de l’autre main qui tenait un canif, il coupait le fil à l’endroit où il entrait dans le plancher, de telle sorte qu’on ne pût apercevoir la solution de continuité.

— Allô !… Allô !… criait-il.

Il sortit avec la mine d’un homme excédé.

— Votre téléphone est détraqué ?

Le patron regarda la caissière, qui s’étonna :

— Il marchait encore il y a quelques minutes. Lucien a téléphoné pour des croissants. N’est-ce pas, Lucien ?

— Voilà à peine un quart d’heure, confirma le garçon.

Le patron n’était pas encore soupçonneux, mais il n’en observait pas moins Maigret à la dérobée. Il entra dans la cabine, essaya d’obtenir la communication, s’entêta pendant dix bonnes minutes sans apercevoir le fil coupé.

Maigret, impassible, avait repris sa place et commandé un demi. Il faisait provision de patience. Il savait, lui, qu’il en avait pour des heures à rester assis sur cette même chaise, devant ce guéridon de faux acajou, avec le spectacle du bar en étain et de la caisse vitrée où la jeune fille vendait du tabac et des cigarettes.

En sortant de la cabine, le patron referma la porte d’un coup de pied, marcha jusqu’au seuil du café, renifla un moment l’air de la rue. Il était tout près de Maigret, qui ne le quittait pas des yeux, et, sentant enfin ce regard accroché à lui, il se retourna vivement.

Le commissaire ne sourcilla pas. Comme un client qui va s’en aller, il avait gardé son pardessus et son chapeau.

— Lucien ! File à côté téléphoner pour qu’on vienne réparer l’appareil.

Le garçon sortit en courant, sa serviette sale à la main, et le patron servit lui-même deux maçons qui entraient, funambulesques sous une couche presque régulière de plâtre.

Les doutes du bistrot durèrent peut-être dix minutes encore.

Quand Lucien annonça que le monteur ne viendrait que le lendemain, le patron se tourna à nouveau vers Maigret et murmura entre ses dents :

— Salaud !

Cela pouvait s’appliquer au monteur absent, mais une bonne partie de l’injure n’en était pas moins adressée au consommateur en qui l’homme reconnaissait enfin un policier.

Il était deux heures et demie, et ce fut le prologue d’une comédie interminable qui échappa à tout le monde. Le patron s’appelait Louis. Des clients qui le connaissaient venaient lui serrer la main, échangeaient quelques mots avec lui. Louis servait rarement lui-même. La plupart du temps, il se tenait en retrait derrière le comptoir, entre le garçon et la jeune fille aux cigarettes.

Et, par-dessus les têtes, il épiait Maigret. Il ne se gênait pas plus que celui-ci ne se gênait. Cela aurait pu être cocasse, car ils étaient gros tous les deux, et larges, et lourds, et ils jouaient à qui ne broncherait pas.

Ils n’étaient pas plus bêtes l’un que l’autre non plus. Louis savait très bien ce qu’il faisait quand, de temps en temps, il lançait un coup d’œil vers la porte vitrée, avec la crainte de voir arriver certaine personne.

À cette heure, la rue Fontaine vivait la vie banale d’une rue quelconque de Paris. En face du bar, il y avait une épicerie italienne où des ménagères des environs venaient faire leur marché.

— Garçon ! un calvados.

La caissière était aussi molle que blonde et regardait Maigret avec un étonnement croissant. Quant au garçon, il avait flairé quelque chose, il ne savait quoi au juste, et il adressait parfois un clin d’œil au patron.

Il était un peu plus de trois heures quand une grosse voiture à carrosserie claire s’arrêta au bord du trottoir. Un homme grand et brun, encore jeune, la joue gauche marquée d’une balafre, en descendit et pénétra dans le bar, tendit la main par-dessus le zinc.

— Salut, Louis.

— Salut, Eugène.

Maigret voyait Louis de face, et le nouveau venu dans la glace.

— Une menthe à l’eau, Lucien. En vitesse !

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