Lombre chinoise - Simenon
- Категория: Детективы и Триллеры / Полицейский детектив
- Название: Lombre chinoise
- Автор: Simenon
Шрифт:
Интервал:
Закладка:
GEORGES SIMENON
L’Ombre
chinoise
Maigret XII
ARTHÈME FAYARD
I
L’OMBRE CHINOISE
Il était dix heures du soir. Les grilles du square étaient fermées, la place des Vosges déserte, avec les pistes luisantes des voitures tracées sur l’asphalte et le chant continu des fontaines, les arbres sans feuilles et la découpe monotone sur le ciel des toits tous pareils.
Sous les arcades, qui font une ceinture prodigieuse à la place, peu de lumières. À peine trois ou quatre boutiques. Le commissaire Maigret vit une famille qui mangeait dans l’une d’elles, encombrée de couronnes mortuaires en perles.
Il essayait de lire les numéros au-dessus des portes, mais à peine avait-il dépassé la boutique aux couronnes qu’une petite personne sortit de l’ombre.
« C’est à vous que je viens de téléphoner ? »
Il devait y avoir longtemps qu’elle guettait. Malgré le froid de novembre, elle n’avait pas passé de manteau sur son tablier. Son nez était rouge, ses yeux inquiets.
À moins de cent mètres, à l’angle de la rue de Béarn, un agent en uniforme était en faction.
« Vous ne l’avez pas averti ? grommela Maigret.
— Non ! À cause de Mme de Saint-Marc, qui va accoucher… Tenez ! C’est l’auto du docteur, qu’on a appelé d’urgence… »
Il y avait trois voitures au bord du trottoir, lanternes allumées, feu rouge à l’arrière. Le ciel, où passaient des nuages sur un fond baigné de lune, avait des pâleurs équivoques. On eût dit que la première neige était dans l’air.
La concierge s’engageait sous la voûte de l’immeuble, éclairée par une ampoule de vingt-cinq bougies toute ternie par la poussière.
« Je vais vous expliquer… Ici, c’est la cour… On doit la traverser pour aller dans n’importe quelle partie de la maison, sauf dans les deux boutiques… Voici ma loge, à gauche… Ne faites pas attention… Je n’ai pas eu le temps de mettre les enfants au lit… »
Ils étaient deux, un garçon et une fille, dans la cuisine en désordre. Mais la concierge n’y entrait pas. Elle désignait un long bâtiment, au fond de la cour qui était vaste, de proportions harmonieuses.
« C’est là… Vous allez comprendre… »
Maigret regardait curieusement ce drôle de bout de femme dont les mains agitées trahissaient la fièvre.
« On demande un commissaire à l’appareil ! » lui avait-on dit un peu plus tôt au Quai des Orfèvres.
Il avait entendu une voix assourdie. Il avait répété trois ou quatre fois :
« Mais parlez donc plus fort !… Je ne vous entends pas !…
— Je ne peux pas… Je vous téléphone du bureau de tabac… Alors… »
Et c’était un message à bâtons rompus.
« Il faudrait venir tout de suite au 61, place des Vosges… Oui… Je crois que c’est un crime… Mais que cela ne se sache pas encore !… »
Et maintenant la concierge désignait les grandes fenêtres du premier étage. Derrière les rideaux, on voyait des ombres aller et venir.
« C’est la…
— Le crime ?
— Non ! Mme de Saint-Marc qui accouche… Son premier accouchement… Elle n’est pas très solide… Vous comprenez ?… »
Et la cour était plus sombre encore que la place des Vosges. Une seule lampe fixée au mur l’éclairait. On devinait un escalier derrière une porte vitrée puis, par-ci, par-là, des fenêtres éclairées.
« Mais le crime ?
— Voilà ! À six heures, les employés de chez Couchet sont partis…
— Un instant. Qu’est-ce que c’est « chez Couchet » ?
— Les bâtiments du fond… Un laboratoire où on fabrique des sérums… Vous devez connaître… Les sérums du docteur Rivière…
— Cette fenêtre éclairée ?
— Attendez… Nous sommes le 30… Alors, M. Couchet était là… Il a l’habitude de rester seul après la fermeture des bureaux… Je l’ai vu à travers les vitres, assis dans son fauteuil… Regardez… »
Une fenêtre aux carreaux dépolis. Une ombre étrange, comme celle d’un homme affalé en avant sur son bureau.
« C’est lui ?
— Oui… Vers huit heures, quand j’ai vidé ma poubelle, j’ai jeté un coup d’œil… Il écrivait… On voyait fort bien la main qui tenait un porte-plume ou un crayon…
— À quelle heure le crime…
— Un moment ! Je suis montée pour prendre des nouvelles de Mme de Saint-Marc… J’ai encore regardé en descendant… Il était comme maintenant, même que j’ai cru qu’il s’était endormi… »
Maigret commençait à s’impatienter.
« Puis, un quart d’heure plus tard…
— Oui ! Il était toujours à la même place ! Allez au fait…
— C’est tout… J’ai voulu me rendre compte… J’ai frappé à la porte du bureau… On n’a pas répondu et je suis entrée… Il est mort… Il y a du sang partout…
— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu le commissariat ? C’est à deux pas, rue de Béarn…
— Et ils seraient tous arrivés en uniforme !… Ils auraient bouleversé la maison !… Je vous ai dit que Mme de Saint-Marc… »
Maigret avait les deux mains dans les poches, la pipe aux dents. Il regarda les fenêtres du premier et eut l’impression que le moment approchait, car on s’agitait davantage. On entendit une porte s’ouvrir, des pas dans l’escalier. Une haute et large silhouette se profila dans la cour et la concierge, touchant le bras du commissaire, murmura avec respect :
« M. de Saint-Marc… C’est un ancien ambassadeur… »
L’homme, dont on ne distinguait pas le visage, s’arrêta, se remit en marche, s’arrêta encore, observant sans cesse ses propres fenêtres.
« On a dû l’envoyer dehors… Déjà tout à l’heure… Venez… Bon ! Les voilà encore avec leur phonographe !… Et juste au-dessus des Saint-Marc ! »
Une fenêtre plus petite au second étage, plus mal éclairée. Elle était fermée et on devinait, plutôt qu’on entendait, la musique d’un gramophone.
La concierge, toute plate, nerveuse, les yeux rouges, les doigts agités, marchait vers le fond de la cour, montrait un petit perron, une porte entrouverte.
« Vous le verrez, à gauche… J’aime mieux ne plus entrer… »
◊
Un bureau banal. Des meubles clairs. Un papier peint uni.
Et un homme de quarante-cinq ans, assis dans un fauteuil, la tête sur les papiers épars devant lui. Il avait reçu une balle en pleine poitrine.
Maigret tendit l’oreille : la concierge était toujours dehors, à l’attendre, et M. de Saint-Marc continuait à arpenter la cour. De temps en temps, un autobus passait sur la place et son vacarme rendait plus absolu le silence qui suivait.
Le commissaire ne toucha à rien. Il s’assura seulement que l’arme n’était pas restée dans le bureau, resta trois ou quatre minutes à regarder autour de lui en tirant de petites bouffées de sa pipe, puis il sortit, l’air buté.
« Eh bien ? »
La concierge était toujours là. Elle parlait bas.
« Rien ! Il est mort !
— On vient d’appeler M. de Saint-Marc là-haut… »
Il y avait un remue-ménage dans l’appartement. Des portes claquaient. Quelqu’un courait.
« Elle est si fragile !
— Ouais ! grogna Maigret en se grattant la nuque. Seulement ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Est-ce que vous avez une idée de la personne qui peut avoir pénétré dans le bureau ?
— Moi ?… Comment ?…
— Pardon ! De votre loge, vous devez voir passer les locataires.
— Je devrais ! Si le propriétaire me donnait une loge convenable et ne regardait pas à l’éclairage… C’est tout juste si j’entends des pas et si, le soir, j’aperçois des ombres… Il y a des pas que je reconnais…
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal depuis six heures ?
— Rien ! Presque tous les locataires sont venus vider leur poubelle… C’est ici, à gauche de ma loge… Vous voyez les trois boîtes à ordures ?… Ils n’ont pas le droit de venir avant sept heures du soir…
— Et personne n’est entré par la voûte ?
— Comment voulez-vous que je sache ?… On voit que vous ne connaissez pas l’immeuble… Il y a vingt-huit locataires… Sans compter la maison Couchet, où c’est un va-et-vient continuel… »
Des pas dans le porche. Un homme coiffé d’un chapeau melon pénétrait dans la cour, tournait à gauche et, s’approchant des poubelles, saisissait une boîte à ordures vide. Malgré l’obscurité, il dut apercevoir Maigret et la concierge, car il resta un instant immobile, prononça enfin :
« Rien pour moi ?
— Rien, monsieur Martin… »
Et Maigret s’informait :
« Qui est-ce ?
— Un fonctionnaire de l’Enregistrement, M. Martin, qui habite au second avec sa femme.
— Par quel hasard sa boîte à ordures ?…
— Ils font presque tous ainsi quand ils ont à sortir… Ils la descendent en partant, la reprennent au retour… Vous avez entendu ?
— Quoi ?
— Il me semble… comme un vagissement… Si seulement les deux, là-haut, voulaient arrêter leur sacré phonographe !… Remarquez qu’elles savent très bien que Mme de Saint-Marc accouche… »
Elle se précipita vers l’escalier que quelqu’un descendait.
« Eh bien, docteur ?… Est-ce un garçon ?…
— Une fille. »
Et le médecin passa. On l’entendit qui mettait sa voiture en route, démarrait.
La maison continuait à vivre sa vie quotidienne. La cour sombre. La voûte et son ampoule piteuse. Les fenêtres éclairées et une vague musique de phonographe.
Le mort était toujours dans son bureau, tout seul, la tête sur des lettres éparpillées.
Soudain un cri, au second étage. Un cri perçant, comme un appel désespéré. Mais la concierge ne tressaillait même pas, soupirait en poussant la porte de sa loge : « Bon ! Encore la folle… »
Elle cria à son tour, parce que l’un de ses gosses avait cassé une assiette. À la lumière, Maigret voyait un visage maigre, fatigué, un corps sans âge.
« Quand est-ce que ça va commencer, toutes les formalités ? » questionna-t-elle.
Le bureau de tabac, en face, était encore ouvert et quelques minutes plus tard Maigret s’enfermait dans la cabine téléphonique. À mi-voix, lui aussi, il donnait des instructions.
« Oui… Le Parquet… 61… C’est presque à l’angle de la rue de Turenne… Et qu’on prévienne l’Identité judiciaire… Allô !… Oui, je reste sur les lieux… »
Il fit quelques pas sur le trottoir, s’engagea machinalement sous la voûte et finit par se camper au milieu de la cour, maussade, les épaules rentrées à cause du froid.
Aux fenêtres, les lumières commençaient à s’éteindre. Le mort continuait à se découper en ombre chinoise sur la vitre dépolie.
Un taxi s’arrêta. Ce n’était pas encore le Parquet. Une jeune femme traversait la cour à pas pressés, laissant derrière elle un sillage parfumé, et poussait la porte du bureau.
II
UN CHIC TYPE
Il y eut toute une série de fausses manœuvres qui aboutit à une situation cocasse. La jeune femme, découvrant le cadavre, se retourna tout d’une pièce. Dans l’encadrement de la porte, elle aperçut la haute silhouette de Maigret. Association d’images machinale : un mort d’une part, l’assassin de l’autre.
Et, les yeux écarquillés, le corps ramassé sur lui-même, elle ouvrit la bouche pour appeler au secours, laissa tomber son sac à main.
Maigret n’avait pas le temps de parlementer. Il la saisit par un bras, lui mit la main sur la bouche. « Chut !… Vous vous trompez !… Police… »
Le temps de réaliser le sens de ces mots, elle se débattit, en femme nerveuse qu’elle était, essaya de mordre, donna par-derrière des coups de talon.
De la soie craqua : la bretelle de la robe.
Et tout se calma enfin. Maigret répétait :
« Pas de bruit… Je suis de la police… Il est inutile d’ameuter la maison… »
C’était la caractéristique de ce crime que ce silence inusité en pareil cas, ce calme, ces vingt-huit locataires qui poursuivaient leur existence normale autour du cadavre.
La jeune femme remettait de l’ordre dans sa toilette.
« Vous étiez sa maîtresse ? »
Un regard hargneux à Maigret, en même temps qu’elle cherchait une épingle pour rattacher sa bretelle.
« Vous aviez rendez-vous avec lui ce soir ?
— À huit heures, au Select… Nous devions dîner ensemble et aller au théâtre…
— En ne le voyant pas à huit heures, vous n’avez pas téléphoné ?
— Oui ! On m’a répondu que l’appareil était décroché. »
Tous deux le voyaient en même temps, sur le bureau. L’homme avait dû le renverser en tombant en avant.
Des pas dans la cour, où les moindres bruits s’amplifiaient ce soir-là comme sous une cloche. La concierge appela du seuil, pour ne pas voir le cadavre.
« Monsieur le Commissaire… Ce sont ceux du quartier… »
Elle ne les aimait pas. Ils arrivaient à quatre ou cinq, sans essayer de passer inaperçus. L’un d’eux finissait de raconter une histoire amusante. Un autre questionnait en atteignant le bureau :
« Où est le cadavre ? »
Le commissaire du quartier étant absent, c’était son secrétaire qui le remplaçait et Maigret se trouva d’autant plus à l’aise pour garder la direction des opérations.
« Laissez vos hommes dehors. J’attends le Parquet. Il est souhaitable que les locataires ne se doutent de rien… »
Et, pendant que le secrétaire faisait le tour du bureau, il se tourna à nouveau vers la jeune femme.
« Comment vous appelez-vous ?
— Nine… Nine Moinard, mais on dit toujours Nine…
— Il y a longtemps que vous connaissez Couchet ?
— Peut-être six mois… »
Il n’y avait pas besoin de lui poser beaucoup de questions. Il suffisait de l’observer. Une assez jolie fille, encore à ses débuts. Sa toilette sortait d’une bonne maison. Mais sa façon de se maquiller, de tenir son sac et ses gants, de regarder les gens d’un air agressif trahissait les coulisses d’un music-hall.
« Danseuse ?
— J’étais au Moulin-Bleu…
— Et maintenant ?
— Je suis avec lui… »
Elle n’avait pas eu le temps de pleurer. Tout s’était passé trop rapidement et elle n’avait pas encore une notion très nette de la réalité.
« Il vivait avec vous ?
— Pas tout à fait, puisqu’il est marié… Mais enfin…
— Votre adresse ?
— À l’hôtel Pigalle… rue Pigalle… »
Le secrétaire du commissariat remarquait : « On ne pourra en tout cas pas prétendre qu’il y a eu vol !
— Pourquoi ?
— Regardez ! Le coffre-fort est derrière lui. Il n’est pas fermé à clef, mais le dos du mort empêche d’en ouvrir la porte ! »