Le port des brumes - Simenon
Шрифт:
Интервал:
Закладка:
— Oui… Je ne…
— Attendez ! Mangez, je vous en prie. M. Raymond Grandmaison, orphelin sans fortune, est recueilli ici par son oncle. On lui fait une place dans la maison. Laquelle exactement ?
Un peu de gêne.
— Heu ! On l’avait mis au service du fret. Comme qui dirait chef de bureau.
— Ça va ! M. Charles Grandmaison meurt. M. Ernest lui succède. M. Raymond est toujours là.
— Oui.
— Une brouille survient. Un instant ! Est-ce qu’au moment de la brouille M. Ernest est déjà marié ?
— Je ne sais pas si je dois…
— Et moi, je vous conseille fort de parler si vous ne voulez pas, sur vos vieux jours, avoir des ennuis avec la justice de votre pays.
— La justice ! M. Raymond est revenu ?
— Peu importe. M. Ernest était-il marié ?
— Non. Pas encore.
— Bon ! M. Ernest est le grand patron. Son cousin Raymond est chef de bureau. Que se passe-t-il ?
— Je ne crois pas que j’aie le droit…
— Je vous le donne.
— Cela existe dans toutes les familles… M. Ernest était un homme sérieux, comme son père… Même à l’âge où généralement on fait des bêtises, il était déjà comme maintenant…
— Et M. Raymond ?
— Tout le contraire !
— Alors ?
— Je suis le seul ici à savoir, avec M. Ernest… On a trouvé des irrégularités dans les comptes… Des irrégularités assez importantes…
— Et ?…
— M. Raymond a disparu… C’est-à-dire qu’au lieu de le livrer à la justice, M. Ernest l’a prié d’aller vivre à l’étranger…
— En Norvège ?
— Je ne sais pas… Je n’ai plus entendu parler de lui…
— M. Ernest s’est marié un peu plus tard ?
— C’est cela… Quelques mois après…
Les murs étaient garnis de classeurs d’un vert lugubre. Le vieil homme de confiance mangeait sans appétit, inquiet malgré tout, furieux contre lui-même à l’idée qu’il s’était laissé tirer les vers du nez.
— Il y a combien de temps de cela ?
— Attendez… C’était l’année de l’élargissement du canal… Quinze ans… Un peu moins.
Depuis quelques instants, on entendait des allées et venues juste au-dessus des têtes.
— La salle à manger ? questionna Maigret.
— Oui…
Et soudain des pas précipités, un bruit sourd, la chute d’un corps sur le plancher.
Le vieux Bernard était plus blanc que le papier qui avait enveloppé ses sandwiches.
XIII
La maison d’en face
M. Grandmaison était mort. Étendu en travers du tapis, la tête près d’un pied de la table, les jambes sous la fenêtre, il paraissait énorme. Très peu de sang. La balle avait pénétré entre deux côtes et avait atteint le cœur.
Quant au revolver, la main de l’homme l’avait lâché en se détendant et il était tombé à quelques centimètres.
Mme Grandmaison ne pleurait pas. Elle était debout, appuyée à la cheminée monumentale, et elle regardait son mari comme si elle n’eût pas encore compris.
— C’est fini ! dit simplement Maigret en se redressant.
Un grand salon sévère et triste. Des rideaux sombres, devant des fenêtres qui laissaient pénétrer un jour glauque.
— Il vous a parlé ?
Elle fit un signe que non de la tête. Puis, avec effort, elle put balbutier :
— Depuis que nous sommes rentrés, il se promenait de long en large… Deux ou trois fois il s’est tourné vers moi et j’ai cru qu’il allait me dire quelque chose… Puis il a tiré brusquement, alors que je n’avais même pas vu le revolver…
Elle parlait de la façon caractéristique des femmes très émues, qui ont peine à suivre le fil de leurs pensées. Mais ses yeux restaient secs.
Il était évident qu’elle n’avait jamais aimé Grandmaison, qu’elle ne l’avait jamais aimé d’amour, en tout cas.
Il était son mari. Elle remplissait ses devoirs envers lui. Une sorte d’affection était née de l’habitude, de la vie à deux.
Mais devant l’homme mort, elle n’avait pas de ces déchirements pathétiques qui trahissent la passion.
L’œil fixe, tout le corps las, elle questionna, au contraire :
— C’est lui ?
— C’est lui… affirma Maigret.
Et ce fut le silence autour du corps immense sur lequel tombait la lumière crue du jour. Le commissaire observait Mme Grandmaison. Il vit son regard se diriger vers la rue, chercher quelque chose, en face, et une ombre de nostalgie envahir les traits.
— Vous me permettez de vous poser deux ou trois questions avant que les gens viennent ?
Elle fit signe que oui.
— Vous avez connu Raymond avant votre mari ?
— J’habitais en face.
Une maison grise, assez pareille à celle-ci. Au-dessus de la porte, l’écusson doré des notaires.
— J’aimais Raymond. Il m’aimait. Son cousin me faisait la cour aussi, mais à sa façon.
— Deux hommes très différents, n’est-ce pas ?
— Ernest était déjà comme vous l’avez connu. Un homme froid, sans âge. Raymond, lui, avait mauvaise réputation, parce qu’il menait une vie plus tumultueuse que la vie des petites villes. C’est à cause de cela et aussi parce qu’il n’avait pas de fortune que mon père hésitait à lui accorder ma main.
C’était étrange, ces confidences murmurées près d’un cadavre. Cela ressemblait au morne bilan d’une existence.
— Vous avez été la maîtresse de Raymond ?
Battement de cils affirmatif.
— Et il est parti ?
— Sans prévenir personne. Une nuit. C’est par son cousin que je l’ai su. Parti en emportant une partie de la caisse.
— Et Ernest vous a épousée. Votre fils n’est pas de lui, n’est-ce pas ?
— C’est le fils de Raymond. Pensez que, quand il est parti et que je suis restée seule, je savais que j’allais être mère. Et Ernest me demandait ma main. Regardez les deux maisons, la rue, la ville où tout le monde se connaît.
— Vous avez avoué la vérité à Ernest ?
— Oui. Il m’a épousée quand même. L’enfant est né en Italie, où je suis restée près d’un an afin d’éviter les cancans. Je prenais l’attitude de mon mari pour une sorte d’héroïsme.
— Et ?
Elle détourna la tête, parce qu’elle venait d’apercevoir le corps. Du bout des lèvres, elle soupira :
— Je ne sais pas. Je crois qu’il m’aimait, mais à sa façon. Il me voulait. Il m’a eue, est-ce que vous pouvez comprendre ? Un homme incapable d’élan. Marié, il a vécu comme avant, pour lui. Je faisais partie de sa maison. Tenez un peu comme un employé de confiance. Je ne sais pas si, par la suite, il a eu des nouvelles de Raymond, mais quand le gamin, un jour, par hasard, a vu une de ses photographies et l’a questionné, il s’est contenté de répondre : « Un cousin qui a mal tourné. »
Maigret était grave, en proie à une émotion sourde, parce que c’était toute une existence qu’il reconstituait. Plus qu’une existence, la vie d’une maison, d’une famille !
Cela avait duré quinze ans ! On avait acheté de nouveaux vapeurs. Il y avait eu des réceptions dans ce même salon, des parties de bridge et des thés. Il y avait eu des baptêmes.
Des étés à Ouistreham et dans la montagne.
Et, maintenant, Mme Grandmaison était si lasse qu’elle se laissait aller dans un fauteuil, passait une main molle sur son visage.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Ce capitaine que je n’ai jamais vu. Vous croyez vraiment ?…
Maigret tendit l’oreille, alla ouvrir la porte. Le vieil employé était sur le palier, anxieux, mais trop respectueux pour pénétrer dans la pièce. Son regard interrogea le commissaire.
— M. Grandmaison est mort. Vous préviendrez le médecin de la famille. Vous n’annoncerez la nouvelle aux employés et aux domestiques que tout à l’heure.
Il referma l’huis, faillit prendre sa pipe dans sa poche, haussa les épaules.
Un étrange sentiment de respect, de sympathie était né en lui pour cette femme qui, la première fois qu’il l’avait vue, lui avait fait l’effet d’une banale bourgeoise.
— C’est votre mari qui, avant-hier, vous a envoyée à Paris ?
— Oui. Je ne savais pas que Raymond était en France. Mon mari m’a simplement demandé d’aller chercher mon fils à Stanislas et de passer quelques jours avec lui dans le Midi. Je ne comprenais pas. J’ai obéi quand même, mais, quand je suis arrivée à l’Hôtel de Lutèce, Ernest m’a téléphoné pour me dire de rentrer sans aller au collège.
— Et, ce matin, vous avez reçu ici un coup de téléphone de Raymond ?
— Oui, un appel pressant. Il m’a suppliée de lui apporter un peu d’argent. Il m’a juré que notre tranquillité à tous en dépendait.
— Il n’a pas accusé votre mari ?
— Non, là-bas, dans la bicoque, il n’a même pas parlé de lui, mais d’amis, des marins à qui il devait donner de l’argent pour quitter le pays. Il a fait allusion à un naufrage.
Le médecin arrivait, un ami de la famille qui regardait le cadavre avec effarement.
— M. Grandmaison s’est suicidé ! dit Maigret avec fermeté. À vous de découvrir de quelle maladie il est mort.
« Vous me comprenez ? Moi, je me charge de la police…
Il alla s’incliner devant Mme Grandmaison qui hésita, questionna enfin :
— Vous ne m’avez pas dit pourquoi…
— Raymond vous le dira un jour… Une dernière question… Le 16 septembre, votre fils était à Ouistreham avec votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui… Il y est resté jusqu’au 20…
Maigret sortit à reculons, descendit lourdement l’escalier, traversa les bureaux, un poids sur les épaules, un écœurement dans la poitrine.
Dehors, il respira plus profondément et il resta tête nue sous la pluie, comme pour se rafraîchir, pour dissiper la terrible atmosphère de la maison.
Un dernier regard aux fenêtres. Un regard à celles d’en face, où Mme Grandmaison avait passé sa jeunesse.
Un soupir.
— Venez !…
Maigret avait ouvert la porte de la pièce nue où Raymond avait été enfermé. Et il faisait signe au prisonnier de le suivre. Il le précédait dans la rue, puis sur la route conduisant au port.
L’autre s’étonnait, vaguement inquiet de cette étrange libération.
— Vous n’avez rien à me dire ? grogna Maigret avec une apparente mauvaise humeur.
— Rien !
— Vous vous laisserez condamner ?
— Je répéterai aux juges que je n’ai pas tué !
— Mais vous ne leur direz pas la vérité ?
Raymond baissa la tête. On commençait à apercevoir la mer. On entendait les coups de sifflet du remorqueur qui s’avançait vers les jetées, traînant le Saint-Michel au bout d’un filin d’acier.
Alors, du bout des lèvres, Maigret prononça, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Grandmaison est mort.
— Hein ?… Vous dites ?…
L’autre lui avait saisi le bras, qu’il serrait fiévreusement.
— Il est… ?
— Il s’est suicidé voilà une heure chez lui.
— Il a parlé ?
— Non ! Il a marché de long en large dans le salon, pendant un quart d’heure, puis il a tiré… C’est tout !…
Ils firent encore quelques pas. On voyait au loin, sur les murs de l’écluse, la foule qui grouillait, suivant des yeux les travaux de sauvetage.
— Alors, maintenant, vous pouvez me dire la vérité, Raymond Grandmaison… Au surplus, je la connais dans ses grandes lignes… Vous avez voulu reprendre votre fils, n’est-ce pas ?…
Pas de réponse.
— Vous vous êtes fait aider, entre autres, par le capitaine Joris… Et le malheur a voulu…
— Taisez-vous ! Si vous saviez…
— Venez par ici. Il y a moins de monde.
Un petit chemin conduisait sur la plage déserte, que les vagues assaillaient.
— Vous vous êtes vraiment enfui avec la caisse, jadis ?
— C’est Hélène qui vous a dit… ?
La voix devint mordante.
— Oui… Ernest a dû lui raconter les événements à sa façon… Je ne prétends pas que j’étais un saint… Au contraire !… Je m’amusais, comme on dit… Et surtout, pendant un temps, j’ai eu la passion du jeu… J’ai gagné… J’ai perdu… Un jour, en effet, je me suis servi de l’argent de la maison et mon cousin s’en est aperçu…
« J’ai promis de restituer petit à petit… Je l’ai supplié de ne pas faire d’éclat…
« Il n’y a mis qu’une condition… Car il voulait bel et bien porter plainte…
« Que je parte à l’étranger !… Que je ne remette jamais les pieds en France !…
« Vous comprenez ! Il voulait Hélène ! Il l’a eue !…
Et Raymond sourit douloureusement, resta un moment silencieux avant de reprendre :
— D’autres vont vers le sud ou vers l’orient… Moi, j’ai été attiré vers le nord et je me suis installé en Norvège… Je n’avais aucune nouvelle du pays… Les lettres que j’écrivais à Hélène restaient sans réponse et depuis hier je sais qu’elle ne les a jamais reçues…
« J’écrivis à mon cousin aussi, sans plus de succès…
« Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, ni vous apitoyer par le récit d’un amour malheureux… Non ! Au début, je n’y pensais pas beaucoup… Vous voyez que je suis sincère !… Je travaillais… J’avais des difficultés de toute sorte… C’était plutôt une nostalgie sourde qui me prenait, le soir…
« J’ai eu des déboires… Une société que j’avais montée a fait de mauvaises affaires… Des hauts et des bas, pendant des années, dans un pays qui n’était pas le mien…
« Là-bas, j’avais changé de nom… Pour pouvoir entreprendre un commerce dans de meilleures conditions, je m’étais fait naturaliser…
« De temps en temps, je recevais des officiers de quelque bateau français et c’est ainsi qu’un jour j’ai su que j’avais un fils…
« Sans être sûr !… Mais je confrontais les dates… J’étais bouleversé… J’ai écrit à Ernest… Je l’ai supplié de me dire la vérité, de me laisser rentrer en France, ne fût-ce que pour quelques jours…
« Il m’a répondu par un télégramme : Arrestation frontière…
« Et le temps a passé… Je me suis acharné à gagner de l’argent… C’est monotone à raconter… Seulement, j’avais comme un vide dans la poitrine…
« À Tromsö, il y a trois mois de nuit complète par an… Les nostalgies s’aiguisent… Il m’est arrivé d’avoir de vraies crises de rage…
« Je me donnais un but, pour me tromper moi-même : devenir aussi riche que mon cousin.
« C’est fait ! J’ai réussi, avec la rogue de morue. Et c’est quand j’ai eu réussi que je me suis senti le plus malheureux…
« Alors, je suis revenu, brusquement. J’étais décidé à agir… Après quinze ans, oui !… J’ai rôdé par ici… J’ai aperçu mon gamin, sur la plage… J’ai vu Hélène, de loin…