Le port des brumes - Simenon
- Категория: Детективы и Триллеры / Полицейский детектив
- Название: Le port des brumes
- Автор: Simenon
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GEORGES SIMENON
Le Port des Brumes
Maigret XV
ARTHÈME FAYARD
I
Le chat dans la maison
Quand on avait quitté Paris, vers trois heures, la foule s’agitait encore dans un frileux soleil d’arrière-saison. Puis, vers Mantes, les lampes du compartiment s’étaient allumées. Dès Évreux, tout était noir dehors. Et maintenant, à travers les vitres où ruisselaient des gouttes de buée, on voyait un épais brouillard qui feutrait d’un halo les lumières de la voie.
Bien calé dans son coin, la nuque sur le rebord de la banquette, Maigret, les yeux mi-clos, observait toujours, machinalement, les deux personnages, si différents l’un de l’autre, qu’il avait devant lui.
Le capitaine Joris dormait, la perruque de travers sur son fameux crâne, le complet fripé.
Et Julie, les deux mains sur son sac en imitation de crocodile, fixait un point quelconque de l’espace, en essayant de garder, malgré sa fatigue, une attitude réfléchie.
Joris ! Julie !
Le commissaire Maigret, de la Police judiciaire, avait l’habitude de voir ainsi des gens pénétrer en coup de vent dans sa vie, s’imposer à lui pendant des jours, des semaines ou des mois, puis sombrer à nouveau dans la foule anonyme.
Le bruit des bogies scandait ses réflexions, les mêmes au début de chaque enquête. Est-ce que celle-ci serait passionnante, banale, écœurante ou tragique ?
Maigret regardait Joris, et un vague sourire errait sur ses lèvres. Drôle d’homme ! Car pendant cinq jours, quai des Orfèvres, on l’avait appelé « l’Homme », faute de pouvoir lui donner un nom.
Un personnage qu’on avait ramassé sur les grands boulevards, à cause de ses allées et venues affolées au milieu des autobus et des autos. On le questionne en français. Pas de réponse. On essaie sept ou huit langues. Rien. Et le langage des sourds-muets n’a pas plus d’effet sur lui.
Un fou ? Dans le bureau de Maigret, on le fouille. Son complet est neuf, son linge neuf, ses chaussures neuves. Toutes les marques de tailleur ou de chemisier sont arrachées. Pas de papiers. Pas de portefeuille. Cinq beaux billets de mille francs glissés dans une des poches.
Une enquête aussi crispante que possible ! Recherches dans les sommiers, dans les fiches anthropométriques. Télégrammes en France et à l’étranger. Et l’Homme souriant avec affabilité du matin au soir, en dépit d’interrogatoires éreintants !
Un personnage d’une cinquantaine d’années, court sur pattes, large d’épaules, qui ne proteste pas, ne s’agite pas, sourit, paraît parfois faire un effort de mémoire, mais se décourage aussitôt…
Amnésie ? Une perruque glisse de sa tête et l’on constate que son crâne a été fendu par une balle, deux mois auparavant tout au plus. Les médecins admirent : rarement on a vu opération si bien faite !
Nouveaux télégrammes dans les hôpitaux, les cliniques, en France, en Belgique, en Allemagne, en Hollande.
Cinq jours entiers de ces recherches méticuleuses. Des résultats saugrenus, obtenus en analysant les taches des vêtements, la poussière des poches.
On a trouvé des débris de rogue de morue, c’est-à-dire d’œufs séchés et pulvérisés de ce poisson, qu’on prépare dans le nord de la Norvège et qui sert à appâter la sardine.
Est-ce que l’Homme vient de là-bas ? Est-ce un Scandinave ? Des indices prouvent qu’il a accompli un long voyage par chemin de fer. Mais comment a-t-il pu voyager seul, sans parler, avec cet air ahuri qui le fait remarquer aussitôt ?
Son portrait paraît dans les journaux. Un télégramme arrive de Ouistreham :
Inconnu identifié !
Une femme suit le télégramme, une jeune fille plutôt, et la voilà dans le bureau de Maigret, avec un visage chiffonné, mal barbouillé de rouge et de poudre : Julie Legrand, la servante de l’Homme !
Celui-ci n’est plus l’Homme ! Il a un nom, un état civil ! C’est Yves Joris, ancien capitaine de la marine marchande, chef du port de Ouistreham.
Julie pleure ! Julie ne comprend pas ! Julie le supplie de lui parler ! Et il la regarde doucement, gentiment, comme il regarde tout le monde.
Le capitaine Joris a disparu de Ouistreham, un petit port, là-bas, entre Trouville et Cherbourg, le 16 septembre. On est fin octobre.
Qu’est-il devenu pendant ces six semaines d’absence ?
— Il est allé faire sa marée à l’écluse, comme d’habitude. Une marée du soir. Je me suis couchée. Le lendemain, je ne l’ai pas trouvé dans sa chambre…
» Alors, à cause du brouillard on a cru que Joris avait fait un faux pas et était tombé dans l’eau. On l’a cherché avec des grappins. Puis on a supposé qu’il s’agissait d’une fugue.
— Lisieux : trois minutes d’arrêt !…
Maigret va se dégourdir les jambes sur le quai, bourre une nouvelle pipe. Il en a tellement fumé depuis Paris que l’atmosphère du compartiment est toute opaque.
— En voiture !…
Julie en a profité pour tapoter le bout de son nez de sa houppette. Elle a encore les yeux un peu rouges d’avoir pleuré.
C’est drôle ! Il y a des moments où elle est jolie, où elle paraît très fine. Puis d’autres où, sans qu’on sache pourquoi, on sent la petite paysanne restée fruste.
Elle remet la perruque d’aplomb sur la tête du capitaine, de son monsieur, comme elle dit, et elle regarde Maigret avec l’air de lui signifier : « N’est-ce pas mon droit de le soigner ? »
Car Joris n’a pas de famille. Il vit seul, depuis des années, avec Julie, qu’il appelle sa gouvernante.
— Il me traitait comme sa fille…
Et on ne lui connaît pas d’ennemis ! Pas d’aventures ! Pas de passions !
Un homme qui, après avoir bourlingué pendant trente ans, n’a pu se résigner à l’inaction. Alors, malgré sa retraite, il a demandé ce poste de chef de port à Ouistreham. Il a fait construire une petite maison…
Et un beau soir, le 16 septembre, il a disparu de la circulation pour reparaître à Paris six semaines plus tard dans cet état !
Julie a été vexée de le trouver vêtu d’un complet gris de confection ! Elle ne l’a jamais vu qu’en vêtements d’officier de marine.
Elle est nerveuse, mal à l’aise. Chaque fois qu’elle regarde le capitaine, son visage exprime à la fois de l’attendrissement et une crainte vague, une angoisse insurmontable. C’est bien lui, évidemment ! C’est bien son monsieur. Mais, en même temps, ce n’est plus tout à fait lui.
— Il guérira, n’est-ce pas ?… Je le soignerai…
Et la buée se transforme en grosses gouttes troubles sur les vitres. L’épais visage de Maigret se balance un peu de droite à gauche et de gauche à droite à cause des cahots. Placide, il ne cesse d’observer les deux personnages : Julie, qui lui a fait remarquer qu’on aurait pu aussi bien voyager en troisième classe, comme elle en a l’habitude, et Joris, qui s’éveille, mais ne promène autour de lui qu’un regard vague.
Encore un arrêt à Caen. Puis ce sera Ouistreham.
— Un village d’un millier d’habitants ! a dit à Maigret un collègue né dans la région. Le port est petit, mais important, à cause du canal qui relie la rade à la ville de Caen et où passent des bateaux de cinq mille tonnes et plus.
Maigret n’essaie pas d’imaginer les lieux. Il sait qu’à ce jeu-là on se trompe à tout coup. Il attend, et son regard se dirige sans cesse vers la perruque, qui cache la cicatrice encore rose.
Quand il a disparu, le capitaine Joris avait des cheveux drus, très bruns, à peine mêlés d’argent aux tempes. Encore un motif de désespoir pour Julie ! Elle ne veut pas voir ce crâne nu ! Et, chaque fois que la perruque glisse, elle se hâte de la remettre en place.
— En somme, on a voulu le tuer…
On a tiré sur lui, c’est un fait ! Mais aussi on l’a soigné d’une façon remarquable !
Il est parti sans argent sur lui et on l’a retrouvé avec cinq mille francs en poche.
Il y a mieux ! Julie ouvre soudain son sac.
— J’oubliais que j’ai apporté le courrier de monsieur…
Presque rien. Des prospectus de maisons d’articles pour la marine. Un reçu de cotisation du Syndicat des capitaines de la marine marchande… Des cartes postales d’amis encore en service, dont une de Punta Arenas…
Une lettre de la Banque de Normandie, de Caen. Une formule imprimée, dont les blancs sont remplis à la machine :
… avons l’honneur de vous confirmer que nous avons crédité votre compte 14 173 de la somme de trois cent mille francs que vous avez fait virer par la Banque Néerlandaise, de Hambourg…
Et Julie qui a déjà répété dix fois que le capitaine n’est pas riche ! Maigret regarde tour à tour ces deux êtres assis en face de lui.
La rogue de morue… Hambourg… Les souliers qui sont de fabrication allemande…
Et Joris seul qui pourrait tout éclaircir ! Joris qui esquisse un sourire gentil tout plein, parce qu’il s’aperçoit que Maigret le regarde !
— Caen !… Les voyageurs pour Cherbourg continuent… Les voyageurs pour Ouistreham, Lion-sur-Mer, Luc…
Il est sept heures. L’humidité de l’air est telle que la lumière des lampes, sur le quai, perce à peine la couche laiteuse.
— Quel moyen de transport avons-nous, maintenant ? demanda Maigret à Julie, tandis que la foule les bouscule.
— Il n’y en a plus. L’hiver, le petit train ne fait la route que deux fois par jour…
Il y a des taxis devant la gare. Maigret a faim. Il ne sait pas ce qu’il trouvera là-bas et il préfère dîner au buffet.
Le capitaine Joris est toujours aussi sage. Il mange ce qu’on lui sert, comme un enfant qui a confiance en ceux qui le guident. Un employé du chemin de fer tourne un instant autour de la table, l’observe, s’approche de Maigret.
— Ce n’est pas le chef de port de Ouistreham ?
Et il fait tourner son index sur son front. Quand il a obtenu confirmation, il s’éloigne, impressionné. Julie, elle, se raccroche à des détails matériels.
— Douze francs pour un dîner pareil, qui n’est même pas préparé au beurre ! Comme si nous n’aurions pas pu manger en arrivant à la maison…
Au même moment Maigret pense :
— Une balle dans la tête… Trois cent mille francs…
Et son regard aigu fouille les yeux innocents de Joris, tandis que sa bouche a un pli menaçant.
Le taxi qui s’avance est une ancienne voiture de maître, aux coussins défoncés, aux jointures qui craquent. Les trois occupants sont serrés dans le fond, car les strapontins sont démantibulés. Julie est coincée entre les deux hommes, qui l’écrasent tour à tour.
— Je suis en train de me demander si j’ai fermé la porte du jardin à clé ! murmure-t-elle, reprise par ses soucis de ménagère à mesure qu’on approche.
Et, au sortir de la ville, on fonce littéralement dans un mur de brouillard. Un cheval et une charrette naissent à deux mètres à peine, cheval fantôme, charrette fantôme ! Et ce sont des arbres fantômes, des maisons fantômes qui passent aux deux côtés du chemin.
Le chauffeur ralentit l’allure. On roule à dix kilomètres à l’heure à peine, ce qui n’empêche pas un cycliste de jaillir de la brume et de heurter une aile. On s’arrête. Il ne s’est fait aucun mal.
On traverse le village de Ouistreham. Julie baisse la vitre :
— Vous irez jusqu’au port et vous franchirez le pont tournant… Arrêtez-vous à la maison qui est juste à côté du phare !
Entre le village et le port, un ruban de route d’un kilomètre environ, désert, dessiné par les lucioles pâles des becs de gaz. À l’angle du pont, une fenêtre éclairée et du bruit.
— La Buvette de la Marine ! dit Julie. C’est là que tous ceux du port se tiennent la plupart du temps.
Au-delà du pont, la route est presque inexistante. Le chemin va se perdre dans les marécages formant les rives de l’Orne.
Il n’y a que le phare et une maison à un étage, entourée d’un jardin. L’auto s’arrête. Maigret observe son compagnon, qui descend le plus naturellement du monde et se dirige vers la grille.
— Vous avez vu, monsieur le commissaire ! s’écrie Julie, pantelante de joie. Il a reconnu la maison ! Je suis sûre qu’il finira par revenir à lui tout à fait.
Et elle introduit la clé dans la serrure, pousse la grille qui grince, suit l’allée semée de gravier. Maigret paie le chauffeur, la rejoint rapidement. L’auto partie, on ne voit plus rien.
— Vous ne voulez pas frotter une allumette ? Je ne trouve pas la serrure.
Une petite flamme. La porte est poussée. Une forme sombre passe, frôle les jambes de Maigret. Déjà Julie, dans le corridor, tourne le commutateur électrique, regarde curieusement par terre, murmure :
— C’est bien le chat qui vient de sortir, n’est-ce pas ?
Tout en parlant, elle retire son chapeau et son manteau d’un geste familier, accroche le tout à la patère, pousse la porte de la cuisine, où elle fait de la lumière, indiquant ainsi sans le vouloir que c’est dans cette pièce que les hôtes de la maison ont coutume de se tenir.
Une cuisine claire, avec des pavés de faïence sur les murs, une grande table de bois blanc frotté au sable, des cuivres qui étincellent. Et le capitaine va s’asseoir machinalement dans son fauteuil d’osier, près du poêle.
— Je suis pourtant sûre d’avoir mis le chat dehors en partant, comme toujours.
Elle parle pour elle-même. Elle s’inquiète.
— Oui, c’est bien certain. Toutes les portes sont bien fermées. Dites ! monsieur le commissaire, vous ne voulez pas faire le tour de la maison avec moi ? J’ai peur.
Au point qu’elle ose à peine marcher la première. Elle ouvre la salle à manger, dont l’ordre parfait, le parquet et les meubles trop bien cirés proclament qu’elle ne sert jamais.
— Regardez derrière les rideaux, voulez-vous ?
Il y a un piano droit, des laques de Chine et des porcelaines que le capitaine a dû rapporter d’Extrême-Orient.
Puis le salon, dans le même ordre, dans le même état qu’à la vitrine du magasin où il a été acheté. Le capitaine suit, satisfait, presque béat. On monte l’escalier aux marches couvertes d’un tapis rouge. Il y a trois chambres, dont une non utilisée.
Et toujours cette propreté, cet ordre méticuleux, une tiède odeur de campagne et de cuisine.
Personne n’est caché. Les fenêtres sont bien fermées. La porte du jardin est close, mais la clé est restée à l’extérieur.
— Le chat sera entré par un soupirail, dit Maigret.
— Il n’y en a pas.
Ils sont revenus à la cuisine. Elle ouvre un placard.
— Je peux vous offrir un petit verre de quelque chose ?
Et c’est alors, au milieu de ces allées et venues rituelles, en versant de l’alcool dans de tout petits verres ornés de fleurs peintes, qu’elle sent le plus intensément sa détresse et qu’elle fond en larmes.