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Le port des brumes - Simenon

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— Comme, par exemple, la rogue.

— La rogue et le reste… Avec les têtes et les foies on fait de l’huile… Avec les arêtes on fabrique des engrais…

— C’est parfait ! Parfait ! Parfait ! Il ne reste qu’à savoir ce que vous faisiez à Ouistreham la nuit du 16 au 17 septembre…

L’homme ne se troubla pas, regarda lentement autour de lui, prononça :

— Je n’étais pas à Ouistreham.

— Où étiez-vous ?

— Et vous ?

Il se reprit, avec un sourire.

— Je veux dire : seriez-vous capable, à brûle-pourpoint, de dire ce que vous faisiez tel jour à telle heure, alors que plus d’un mois s’est écoulé ?

— Vous étiez en Norvège ?

— C’est probable.

— Tenez !

Et Maigret tendit à son interlocuteur le porte-plume en or que le Norvégien mit dans sa poche le plus naturellement du monde, en disant merci.

Un bel homme, ma foi, du même âge et de même taille que le maire, mais plus mince, plus nerveux. Ses yeux sombres reflétaient une vie intense. Et le sourire de ses lèvres minces trahissait une grande confiance en soi.

Il répondait poliment, avec amabilité, aux questions du commissaire.

— Je suppose, dit-il, qu’il s’agit d’une erreur, et je serais heureux de reprendre mon voyage à Paris…

— C’est une autre question. Où avez-vous fait la connaissance de Grand-Louis ?

Contrairement à l’attente de Maigret, le regard du Norvégien ne se porta pas sur le matelot.

— Grand-Louis ? répéta-t-il.

— C’est au cours de ses voyages comme capitaine que vous avez connu Joris ?

— Pardon ! Je ne comprends pas.

— Évidemment ! Et si je vous demande pourquoi vous avez préféré dormir à bord d’une drague désarmée plutôt qu’à l’hôtel, vous me regarderez avec des yeux ronds.

— Ma foi. Avouez qu’à ma place…

— Et pourtant vous êtes arrivé hier à Ouistreham à bord du Saint-Michel. Vous avez débarqué avant l’entrée au port, avec le canot de la goélette. Vous vous êtes dirigé vers la drague et vous y avez passé la nuit. Cet après-midi, vous avez fait le tour de la villa où nous sommes, puis vous avez emprunté un vélo et vous avez filé vers Caen. Achat d’une auto. Départ vers Paris. Est-ce Mme Grandmaison que vous alliez rejoindre à l’Hôtel de Lutèce ? Dans ce cas, ce n’est pas la peine de repartir. Ou je me trompe fort, ou elle arrivera cette nuit.

Un silence. Le maire était changé en statue et son regard était si fixe qu’on n’y sentait palpiter nulle vie. Grand-Louis se grattait la tête et bâillait, toujours assis, tout seul au milieu de gens debout.

— Vous vous appelez Martineau ?

— Jean Martineau, oui !

— Eh bien ! monsieur Jean Martineau, réfléchissez ! Voyez si vous n’avez vraiment rien à me dire. Il y a bien des chances pour qu’une des personnes ici présentes passe un de ces jours en Cour d’assises !

— Non seulement je n’ai rien à vous dire, mais je vous demanderai la permission d’avertir mon consul afin qu’il fasse le nécessaire…

Et de deux ! M. Grandmaison avait menacé de porter plainte ! Martineau allait en faire autant ! Il n’y avait que Grand-Louis à ne pas menacer, à accepter toutes ces situations avec philosophie, pourvu qu’il eût quelque chose à boire.

On entendait dehors le vacarme de la tempête qui, à marée haute, atteignait à son paroxysme.

La tête de Lucas était éloquente. Nul doute qu’il pensait : « Nous voilà dans de jolis draps ! Pourvu, maintenant, qu’on trouve quelque chose !… »

Maigret marchait de long en large, en fumant sa pipe à bouffées rageuses.

— En somme, vous ne savez rien, ni l’un ni l’autre, sur les aventures et la mort du capitaine Joris ?

Des signes négatifs. Le silence. Le regard de Maigret revenait sans cesse vers Martineau.

Puis des pas précipités, dehors, des coups nerveux frappés à la porte. Lucas, après un instant d’hésitation, alla l’ouvrir. Quelqu’un entra en courant : Julie, tout essoufflée, qui commença, haletante :

— Commissaire… Mon… mon frère…

Et au même moment elle se taisait, restait interdite devant Grand-Louis qui se levait, dressait devant elle sa silhouette énorme.

— Votre frère ?… insista Maigret.

— Rien… je…

Elle essaya de sourire tout en reprenant son souffle. Comme elle marchait à reculons, elle heurta Martineau, se tourna vers lui sans paraître le connaître et balbutia :

— Pardon, monsieur…

Le vent s’engouffrait par la porte qu’on avait oublié de refermer.

IX

La conjuration du silence

Julie s’expliquait, en phrases hachées.

— J’étais toute seule à la maison… J’avais peur… Je m’étais couchée sans me déshabiller… On a frappé de grands coups à la porte… C’était Lannec, le capitaine de mon frère…

— Le Saint-Michel est arrivé ?

— Il était dans l’écluse quand je suis venue… Lannec voulait voir mon frère tout de suite… Il paraît qu’ils sont pressés de partir… Je lui ai dit que Louis n’était pas seulement venu à la maison… Et c’est lui qui m’a inquiétée, en grommelant des choses que je n’ai pas comprises…

— Pourquoi êtes-vous venue ici ? questionna Maigret.

— J’ai demandé si Louis courait un danger… Lannec m’a dit que oui, qu’il était peut-être déjà trop tard.

— Alors, je me suis informée, au port, et on m’a dit que vous étiez là…

Grand-Louis regardait par terre d’un air ennuyé, haussait les épaules comme pour signifier que les femmes s’affolent pour rien.

— Vous courez un danger ? demanda Maigret en cherchant son regard.

Et l’autre de rire. Un gros rire, beaucoup plus idiot que son rire habituel.

— Pourquoi Lannec s’est-il inquiété ?

— Est-ce que je sais ?

Et, faisant le tour de l’assemblée, Maigret articula pensivement, avec une pointe de rancœur :

— En somme, vous ne savez rien ! Et tout le monde est dans le même cas ! Vous, monsieur le maire, vous ne connaissez pas M. Martineau et vous ignorez pourquoi Grand-Louis, reçu chez vous comme un ami, jouant aux dames avec vous et mangeant à votre table, se met soudain à vous marteler le visage de coups de poing…

Pas de réponse.

— Que dis-je ? Vous acceptez ce traitement, qui vous semble naturel ! Vous ne vous défendez pas ! Vous refusez de porter plainte ! Vous évitez même de mettre Grand-Louis à la porte…

Et, à Grand-Louis :

— Vous, vous ne savez rien non plus ! Vous couchez à bord de la drague, mais vous ignorez qui est avec vous à bord… Vous êtes reçu ici et vous payez votre hospitalité par des raclées magistrales que vous offrez au maître de maison… Vous n’avez jamais vu M. Martineau…

Pas un tressaillement. Rien que des visages butés, des regards fixés au tapis.

— Et vous, monsieur Martineau, vous n’en savez pas davantage. Est-ce que vous savez seulement par quel moyen vous êtes venu de Norvège en France ?… Non !… Vous préférez une couchette à bord de la drague abandonnée à un lit d’hôtel… Vous partez à vélo, achetez une auto pour aller à Paris… Mais vous ne savez rien ! Vous ne connaissez pas M. Grandmaison, ni Louis, ni le capitaine Joris… Et, naturellement, Julie, vous en savez encore moins que les autres…

Il regarda Lucas d’un air découragé. Lucas comprit. On ne pouvait songer à arrêter tout le monde. Contre chacun on pouvait relever des bizarreries, des mensonges ou des contradictions.

Mais pas une charge, à proprement parler !

L’horloge marquait onze heures du soir. Maigret vida sa pipe dans le foyer et reprit de sa voix bougonne :

— Je me vois obligé de vous prier, tous, de vous tenir à la disposition de la justice… J’aurai certainement des renseignements à vous demander à nouveau, en dépit de votre ignorance… Je suppose, monsieur le maire, que vous n’avez pas l’intention de quitter Ouistreham ?

— Non !

— Je vous remercie… Vous, monsieur Martineau, vous pourriez prendre une chambre à l’Hôtel de l’Univers, où je suis descendu moi-même…

Le Norvégien s’inclina.

— Conduis monsieur à l’Univers, Lucas !…

Et, s’adressant à Grand-Louis et à Julie :

— Vous deux, venez avec moi…

Il sortit, rendit la liberté aux deux gendarmes qui attendaient, vit Lucas et Martineau bifurquer dans la direction de l’hôtel, où le patron attendait de pouvoir se coucher.

Julie était sortie sans endosser de manteau et son frère, en la voyant frissonner, retira sa veste qu’il lui mit de force sur les épaules.

Il était difficile de parler, à cause de la tempête. Il fallait marcher courbé en avant, et c’était un sifflement continu dans les oreilles, une bise glacée sur le visage, au point que les paupières en étaient endolories.

Devant le port, on vit la buvette éclairée et les éclusiers qui, entre deux bassinées, accouraient, battaient la semelle, buvaient des grogs brûlants. Les visages se tournèrent vers le trio, qui marchait toujours dans la bourrasque et s’engageait sur le pont.

— C’est leSaint-Michel ? questionna Maigret.

Un voilier sortait de l’écluse, pénétrait dans l’avant-port. Mais il paraissait beaucoup plus haut que la goélette que Maigret connaissait.

— Sont sur lest ! grogna le matelot.

C’est-à-dire que le Saint-Michel avait déchargé à Caen et qu’il naviguait à vide pour prendre ailleurs une nouvelle cargaison.

Ils étaient sur le point d’atteindre la petite maison de Joris quand une ombre s’approcha. Il fallait se regarder visage contre visage pour se reconnaître. Une voix, qui n’était pas très ferme, dit à Grand-Louis :

— Ah ! te voilà… Dépêche-toi, qu’on appareille.

Maigret fixa le petit capitaine breton, puis la mer qui s’élançait à l’assaut des jetées dans un vacarme continu. Et le ciel était dramatique, semé de nuages tumultueux.

Le Saint-Michel, amarré aux pilotis, stagnait dans l’ombre, avec seulement la pointe de lumière d’une lampe posée sur le rouf.

— Vous voulez partir ?… questionna le commissaire.

— Pardi !

— Pour aller où ?

— Charger du vin à La Rochelle…

— Vous avez absolument besoin de Grand-Louis ?

— Si vous croyez qu’on peut naviguer à deux par ce temps-là !

Julie avait froid. Elle restait là à écouter, tout en piétinant le sol. Son frère regardait tour à tour Maigret et le caboteur dont les poulies grinçaient.

— Allez m’attendre à bord ! dit le commissaire à Lannec.

— C’est que…

— Quoi ?

— Dans deux heures, nous n’aurons plus assez d’eau pour prendre le large…

Et une inquiétude sourde passait dans ses yeux. Il était mal à l’aise, c’était évident. Il sautait d’une jambe sur l’autre. Son regard ne parvenait à se fixer nulle part.

— Faut que je gagne ma vie, moi !

Et il y eut entre lui et Louis un échange de coups d’œil que Maigret fut certain de deviner. Il y a des moments où l’intuition est plus développée qu’à d’autres.

Le petit capitaine, nerveux, semblait dire : « Le bateau n’est pas loin… Il n’y a qu’une amarre à larguer… Un coup de poing au policier et on est clair… »

Grand-Louis hésitait, regardait sa sœur d’un air lugubre, soupirait, hochait négativement la tête.

— Allez m’attendre à bord ! répéta Maigret.

— Mais…

Il ne répondit pas, fit signe aux deux autres de le suivre dans la maison.

C’était la première fois que Maigret voyait réunis le frère et la sœur. Ils se tenaient tous trois dans la cuisine du capitaine Joris, où il y avait un bon feu… Le tirage était si fort que parfois, dans le fourneau de tôle, un ronflement finissait en détonation.

— Donnez-nous quelque chose à boire… dit le commissaire à Julie, qui alla prendre dans le placard une carafe d’alcool et des verres décorés.

Il était de trop, il le sentait. Julie aurait donné gros pour rester en tête à tête avec son frère. Celui-ci la suivait des yeux et l’on devinait chez lui une grande affection en même temps qu’un attendrissement de brute.

En vraie ménagère qu’elle était, Julie resta debout après avoir servi les deux hommes et rechargea son poêle.

— À la mémoire du capitaine Joris… dit Maigret en levant son verre.

Puis un long silence. Le commissaire le voulait. Il donnait à chacun le temps de s’imprégner de la chaude et quiète atmosphère de la cuisine.

Petit à petit le ronflement du poêle, accompagné du tic-tac de l’horloge à balancier, devenait comme une musique. Après la bourrasque du dehors, le sang montait aux joues, les prunelles étaient luisantes. Et un aigre fumet de calvados montait dans l’air.

— Le capitaine Joris… répéta Maigret d’une voix rêveuse. Au fait, je suis à sa place, dans son fauteuil… Un fauteuil dont l’osier criait à chaque mouvement… S’il vivait, il rentrerait du port et sans doute demanderait-il aussi un verre d’alcool pour se réchauffer… N’est-ce pas, Julie ?…

Elle écarquilla les yeux, puis détourna la tête.

— Il ne monterait pas se coucher tout de suite… Je parie qu’il retirerait ses chaussures… Vous apporteriez ses pantoufles… Il vous dirait : « Sale temps… N’empêche que le Saint-Michel a voulu prendre la mer, que Dieu l’aide… »

— Comment savez-vous ?

— Quoi ?

— Qu’il disait « que Dieu l’aide » ?… C’est bien ça !…

Elle était tout émue. Elle regardait Maigret avec une pointe de reconnaissance.

Grand-Louis faisait le dos rond.

— Il ne le dira plus… Voilà ! il était heureux… Il avait une jolie maison, un jardin avec des fleurs qu’il aimait, des économies… Il paraît que tout le monde l’adorait… Et pourtant il y a quelqu’un qui a mis fin à tout ça, brusquement, avec un peu de poudre blanche dans un verre d’eau…

Le visage de Julie était contracté. Elle ne voulait pas pleurer. Elle faisait un violent effort.

— Un peu de poudre blanche et ç’a été fini !… Et celui qui a fait cela sera peut-être heureux, lui, parce que personne ne sait qui il est !… Sans doute tout à l’heure était-il parmi nous…

— Taisez-vous ! supplia Julie en joignant les mains, tandis que les larmes coulaient enfin.

Mais le commissaire savait où il allait. Il continuait à parler à voix basse, lentement, mot par mot. Et c’était à peine une comédie. Il s’y laissait prendre lui-même. Il était sensible à la nostalgie de cette atmosphère où il évoquait, lui aussi, la silhouette trapue du chef du port.

— Mort, il n’a plus qu’un ami… C’est moi !… Un homme qui se débat tout seul pour savoir la vérité, pour empêcher l’assassin de Joris d’être heureux.

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