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La nuit du carrefour - Simenon

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— Qu’est-ce qu’il y avait dans la roue de rechange ?

— Je n’en sais rien…

— Alors, pourquoi l’as-tu donnée à cette voiture plutôt qu’à une autre ?

— Je ne répondrai plus !

— Tant pis pour toi !

Cinq chambres à air furent crevées coup sur coup, mais elles ne contenaient pas toutes de la cocaïne. Dans l’une, où une pièce recouvrait une longue déchirure, Maigret trouva des couverts en argent marqués d’une couronne de marquis. Dans une autre, il y avait de la dentelle et quelques bijoux anciens.

Le garage comportait dix voitures. Une seule fonctionna quand Maigret essaya de les mettre tour à tour en marche. Et alors, armé d’une clé anglaise, s’aidant à l’occasion d’un marteau, il s’occupa de démonter les moteurs, de cisailler les réservoirs à essence.

Le mécano le suivait des yeux en ricanant.

— C’est pas la marchandise qui manque, hein ! lança-t-il.

Le réservoir d’une 4 CV était bourré de titres au porteur. Il y en avait, au bas mot, pour trois cent mille francs.

— Ça vient du cambriolage du Comptoir d’Escompte ?

— Peut-être bien !

— Et ces pièces de monnaie anciennes ?

— Sais pas…

C’était plus varié que l’arrière-boutique d’un brocanteur. Il y avait de tout : des perles, des billets de banque, des bank-notes américaines et des cachets officiels qui devaient servir à confectionner de faux passeports.

Maigret ne pouvait tout démolir. Mais, en vidant les coussins avachis d’une conduite intérieure, il trouva encore des florins en argent, ce qui suffit à lui prouver que tout, dans ce garage, était truqué.

Un camion passa sur la route, sans s’arrêter. Un quart d’heure plus tard, un autre filait de même devant le garage et le commissaire fronça les sourcils.

Il commençait à comprendre le mécanisme de l’entreprise. Le garage était tapi au bord de la route nationale, à cinquante kilomètres de Paris, à proximité de grandes villes de province comme Chartres, Orléans, Le Mans, Châteaudun…

Pas de voisins, hormis les habitants de la maison des Trois-Veuves et de la villa Michonnet.

Que pouvaient-ils voir ? Mille voitures passaient chaque jour. Cent d’entre elles, au moins, s’arrêtaient devant les pompes à essence. Quelques-unes entraient, pour une réparation. On vendait ou on échangeait des pneus, des roues garnies. Des bidons d’huile, des fûts de gas-oil passaient de main en main.

Un détail surtout était intéressant : chaque soir, des camions de fort tonnage descendaient vers Paris, chargés de légumes pour les Halles. A la fin de la nuit, ou le matin, ils revenaient à vide.

A vide ?… N’étaient-ce pas eux qui, dans les paniers et les caisses à légumes, charriaient les marchandises volées ? Cela pouvait constituer un service régulier, quotidien. Un seul pneu, celui qui contenait de la cocaïne, suffisait à démontrer l’importance du trafic, car il y avait pour plus de deux cent mille francs de drogue.

Et le garage, par surcroît, ne servait-il pas au maquillage des autos volées ?

Pas de témoins ! M. Oscar, sur le seuil, les deux mains dans les poches ! Des mécanos maniant des clés anglaises ou des chalumeaux ! Les cinq pompes à essence, rouges et blanches, servant d’honnête devanture !

Le boucher, le boulanger, les touristes ne s’arrêtaient-ils pas comme les autres ?

Un coup de cloche au loin. Maigret regarda sa montre. Il était trois heures et demie.

— Qui est ton chef ? questionna-t-il sans regarder son prisonnier.

L’autre ne répondit que par un rire silencieux.

— Tu sais bien que tu finiras par parler… C’est M. Oscar ?… Quel est son vrai nom ?…

— Oscar…

Le mécano n’était pas loin de pouffer.

— M. Goldberg est venu ici ?

— Qui est-ce ?…

— Tu le sais mieux que moi ! Le Belge qui a été assassiné…

— Sans blague ?

— Qui s’est chargé de brûler le Danois sur la route de Compiègne ?

— On a brûlé quelqu’un ?…

Il n’y avait pas de doute possible. La première impression de Maigret se confirmait. Il se trouvait en présence d’une bande de professionnels supérieurement organisée.

Il en eut une nouvelle preuve. Le bruit d’un moteur sur la route alla croissant, puis une voiture s’arrêta dans un criaillement de freins en face du volet de fer, tandis que le klaxon lançait un appel.

Maigret se précipita. Mais il n’avait pas encore ouvert la porte que l’auto démarrait à une telle vitesse qu’il n’en distingua même pas la forme.

Poings serrés, il revint vers le mécano.

— Comment l’as-tu averti ?

— Moi ?…

Et l’ouvrier rigolait en montrant ses poignets entortillés de fil électrique.

— Parle !

— Faut croire que ça sent le roussi et que le camarade a le nez fin…

Maigret en fut inquiet. Brutalement, il renversa le lit de camp, précipitant Jojo par terre, car il était possible qu’il existât un contact permettant de déclencher au-dehors un signal avertisseur.

Mais il retourna le lit sans rien trouver. Il laissa l’homme sur le sol, sortit, vit les cinq pompes à essence éclairées comme d’habitude.

Il commençait à rager.

— Il n’y a pas de téléphone dans le garage ?

— Cherchez !

— Sais-tu que tu finiras par parler ?…

— Cause toujours !…

Il n’y avait rien à tirer de ce gaillard, qui était le type même de la crapule consciente et organisée. Un quart d’heure durant, Maigret arpenta en vain cinquante mètres de route, cherchant ce qui pouvait servir de signal.

Chez les Michonnet, la lumière du premier étage s’était éteinte. Seule la maison des Trois-Veuves restait éclairée, et l’on devinait de ce côté la présence des agents cernant le parc.

Une limousine passa en trombe.

— Quel genre d’auto a ton patron ?

L’aube se marquait, à l’est, par un brouillard blanchâtre qui dépassait à peine l’horizon.

Maigret fixa les mains du mécanicien. Ces mains ne touchaient aucun objet pouvant provoquer un déclic.

Un courant d’air frais arrivait par la petite porte ouverte dans le volet en tôle ondulée du garage.

Et pourtant, au moment où Maigret, entendant un bruit de moteur, marchait vers la route, voyait s’élancer une torpédo quatre places qui ne dépassait pas le trente à l’heure et semblait vouloir s’arrêter, une véritable pétarade éclata.

Plusieurs hommes tiraient et les balles crépitaient sur le volet ondulé.

On ne distinguait rien que l’éclat des phares, et des ombres immobiles, des têtes plutôt, dépassant de la carrosserie. Puis le vrombissement de l’accélérateur…

Des vitres brisées…

C’était au premier étage de la maison des Trois-Veuves. On avait continué à tirer de l’auto…

Maigret, aplati sur le sol, se redressa, la gorge sèche, la pipe éteinte.

Il était sûr d’avoir reconnu M. Oscar au volant de la voiture qui avait replongé dans la nuit.

VIII

Les disparus

Le commissaire n’avait pas eu le temps de gagner le milieu de la route qu’un taxi apparaissait, stoppait, tous freins serrés, en face des pompes à essence. Un homme sautait à terre, se heurtait à Maigret.

— Grandjean !… grommela celui-ci.

— De l’essence, vite !…

Le chauffeur de taxi était pâle de nervosité, car il venait de conduire à cent à l’heure une voiture faite pour le quatre-vingts tout au plus.

Grandjean appartenait à la Brigade de la voie publique. Il y avait deux autres inspecteurs avec lui dans le taxi. Chaque poing serrait un revolver.

Le plein d’essence fut fait avec des gestes fébriles.

— Ils sont loin ?

— Cinq kilomètres d’avance…

Le chauffeur attendait l’ordre de repartir.

— Reste ! commanda Maigret à Grandjean. Les deux autres continueront sans toi…

Et il recommanda :

— Pas d’imprudence !… De toute façon, nous les tenons !… Contentez-vous de les talonner…

Le taxi repartit.

Un garde-boue décalé faisait un vacarme tout le long de la route.

— Raconte, Grandjean !

Et Maigret écouta, tout en épiant les trois maisons, en tendant l’oreille aux bruits de la nuit et en surveillant le mécano prisonnier.

— C’est Lucas qui m’a téléphoné pour me faire surveiller le garagiste d’ici, M. Oscar… Je l’ai pris en filature à la Porte d’Orléans… Ils ont copieusement dîné à l’Escargot, où ils n’ont parlé à personne, puis ils sont allés à l’Ambigu… Jusque-là, rien d’intéressant… A minuit, ils sortent du théâtre et je les vois se diriger vers la Chope-Saint-Martin… Vous connaissez… Au premier, dans la petite salle, il y a toujours quelques lascars… M. Oscar entre là-dedans comme chez lui… Les garçons le saluent, le patron lui serre la main, lui demande comment vont les affaires…

» Quant à la femme, elle est, elle aussi, comme un poisson dans l’eau.

» Ils s’installent à une table où il y avait déjà trois types et une poule… Un des types, je l’ai reconnu, est un tôlier des environs de la République… Un autre est marchand de bric-à-brac rue du Temple… Quant au troisième, je ne sais pas, mais la poule qui était avec lui figure sûrement sur le registre de la Police des mœurs…

» Ils se sont mis à boire du champagne, en rigolant. Puis ils ont réclamé des écrevisses, de la soupe à l’oignon, que sais-je ? Une vraie bringue, comme ces gens-là savent en faire, en gueulant, en se donnant des tapes sur les cuisses, en poussant de temps en temps un couplet…

» Il y a eu une scène de jalousie, parce que M. Oscar serrait de trop près la poule et que sa femme la trouvait mauvaise… Ça s’est arrangé en fin de compte avec une nouvelle bouteille de champagne…

» De temps en temps, le patron venait trinquer avec ses clients et il a même offert sa tournée… Puis, vers trois heures, je crois, le garçon est venu dire qu’on demandait M. Oscar au téléphone…

» Quand il est revenu de la cabine, il ne rigolait plus. Il m’a lancé un sale coup d’œil, car j’étais le seul consommateur étranger à la bande… Il a parlé bas aux autres…

» Un beau gâchis !… Ils tiraient des têtes longues comme ça… La petite – je veux dire la femme de M. Oscar – avait les yeux cernés jusqu’au milieu des joues et buvait à plein verre pour se donner du cran…

» Il n’y en a qu’un qui a suivi le couple, celui que je ne connais pas, une espèce d’Italien ou d’Espagnol.

» Le temps qu’ils se fassent leurs adieux et se racontent leurs petites histoires et j’étais le premier sur le boulevard. Je choisissais un taxi pas trop toquard et j’appelais deux inspecteurs qui travaillaient à la Porte Saint-Denis…

» Vous avez vu leur voiture… Eh bien ! ils ont marché à cent à l’heure dès le boulevard Saint-Michel. Ils se sont fait siffler au moins dix fois sans se retourner… On avait de la peine à les suivre… Le chauffeur du taxi – un Russe – prétendait que je lui faisais bousiller son moteur…

» Ce sont eux qui ont tiré ?…

— Oui !

Lucas avait eu le temps, après avoir entendu la pétarade, de sortir de la maison des Trois-Veuves et de rejoindre le commissaire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le blessé ?

— Il est plus faible. Je crois quand même qu’il tiendra jusqu’au matin… Le chirurgien doit arriver bientôt… Mais ici ?…

Et Lucas regardait le rideau de fer du garage qui portait des traces de balles, le lit de camp où le mécanicien était toujours prisonnier de ses fils électriques.

— Une bande organisée, hein, patron ?

— Et comment !…

Maigret était plus soucieux que d’habitude. Cela se marquait surtout par un léger tassement des épaules. Ses lèvres avaient un drôle de pli autour du tuyau de sa pipe.

— Toi, Lucas, tu vas tendre le filet… Téléphone à Arpajon, Etampes, Chartres, Orléans, Le Mans, Rambouillet… Il vaut mieux que tu regardes la carte… Toutes les gendarmeries debout !… Les chaînes aux entrées des villes… Ceux-là, on les tient… Que fait Else Andersen ?…

— Je ne sais pas… Je l’ai laissée dans sa chambre… Elle est très abattue…

— Sans blague ! riposta Maigret avec une ironie inattendue.

Ils étaient toujours sur la route.

— D’où dois-je téléphoner ?…

— Il y a un appareil dans le corridor de la maison du garagiste… Commence par Orléans, car ils doivent avoir déjà dépassé Etampes…

De la lumière se fit dans une ferme isolée au milieu des champs. Les paysans se levaient. Une lanterne contourna un pan de mur, disparut, et ce furent les fenêtres de l’étable qui s’éclairèrent à leur tour.

— Cinq heures du matin… Ils commencent à traire les vaches…

Lucas s’était éloigné, forçait la porte de la maison de M. Oscar à l’aide d’une pince ramassée dans le garage.

Quant à Grandjean, il suivait Maigret sans se rendre un compte exact de ce qui se passait.

— Les derniers événements sont simples comme bonjour ! grommela le commissaire… Il n’y a que le commencement à éclaircir…

» Tiens ! voilà là-haut un citoyen qui m’a appelé tout exprès pour me faire constater qu’il était incapable de marcher. Il y a des heures qu’il se tient à la même place, immobile, rigoureusement immobile…

» Au fait, les fenêtres sont éclairées, pas vrai ? Et moi qui, tout à l’heure, cherchais le signal !… Tu ne peux pas comprendre… Les voitures qui passaient sans s’arrêter…

» Or, à ce moment-là, la fenêtre n’était pas éclairée…

Maigret éclata de rire comme s’il découvrait quelque chose d’infiniment drôle.

Et soudain son compagnon lui vit tirer un revolver de sa poche, le braquer vers la fenêtre des Michonnet où l’on apercevait l’ombre d’une tête appuyée au dossier d’un fauteuil.

La détonation fut sèche comme un claquement de fouet. Elle fut suivie par la dégringolade de la vitre dont les morceaux s’écrasèrent dans le jardin.

Mais rien ne bougea dans la chambre. L’ombre garda exactement la même forme derrière le store de toile écrue.

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Défonce la porte !… Ou plutôt sonne !… Cela m’étonnerait qu’on ne vînt pas ouvrir…

On ne vint pas. On n’entendait aucun bruit à l’intérieur.

— Défonce !

Grandjean était costaud. Il prit son élan, heurta par trois fois l’huis, qui céda enfin, charnières arrachées.

— Doucement… Attention…

Ils avaient chacun une arme à la main. Le commutateur de la salle à manger fut le premier tourné. Sur la table couverte d’une nappe à carreaux rouges, il y avait encore les assiettes sales du dîner et une carafe qui contenait un reste de vin blanc. Maigret le but, à même la carafe.

Dans le salon, rien ! Des housses sur les fauteuils. Une atmosphère poisseuse de pièce jamais habitée.

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