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La danseuse du Gai-Moulin - Simenon

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Il marcha droit vers le bar, avisa Genaro.

— Vous êtes le patron de la boîte ?

— Oui, monsieur.

— M. Delfosse ! Il paraît que mon fils vous devait de l’argent ?

— Victor !

Et Victor accourut.

— C’est le père de M. René qui demande combien son fils te devait.

— Attendez que je consulte mon carnet… M. René tout seul ou bien M. René et son ami ?… hum !… Cent cinquante et soixante-quinze… Et dix et les cent vingt d’hier…

M. Delfosse lui tendit un billet de mille francs, laissa tomber sèchement :

— Gardez le tout !

— Merci, monsieur ! Merci beaucoup ! Vous ne voulez pas prendre quelque chose ?

Mais M. Delfosse regagnait la sortie sans regarder personne. Il passa près du commissaire, qu’il ne connaissait pas. Au moment où il franchissait la portière, il frôla un nouvel arrivant, n’y prit garde et remonta dans sa voiture.

C’était pourtant le principal événement de la soirée qui se préparait. L’homme qui entrait était grand, large d’épaules, avec un visage épais, un regard calme.

Adèle, qui le vit la première, peut-être parce qu’elle ne cessait de guetter la porte, écarquilla les prunelles, se montra toute désemparée.

Le nouveau venu marchait droit vers elle, lui tendait une main grasse.

— Vous allez bien, depuis l’autre soir ?

Elle essaya d’esquisser un sourire.

— Merci ! Et vous ?

Des journalistes chuchotaient en le regardant.

— Tout ce que tu veux que c’est lui ?

— Il ne viendrait pas ici, ce soir !

Comme par bravade, l’homme tira de sa poche un paquet de tabac gris et se mit en devoir de bourrer sa pipe.

— Un pale ! lança-t-il à Victor qui passait, un plateau chargé à bout de bras.

Victor fit un signe affirmatif, poursuivit sa course, passa près des deux policiers et souffla rapidement :

— C’est lui !

Comment la nouvelle se répandit-elle ? Toujours est-il qu’une minute plus tard tous les regards étaient braqués sur l’homme aux larges épaules qui, une cuisse sur un haut tabouret du bar, l’autre jambe pendante, buvait sa bière anglaise à petites gorgées en contemplant le public à travers le verre embué.

Trois fois Genaro dut faire claquer ses doigts pour décider le jazz à jouer un nouveau morceau. Et le danseur professionnel lui-même, tout en dirigeant sa partenaire sur le parquet ciré, ne quittait pas l’homme des yeux.

Le commissaire Delvigne et l’inspecteur échangeaient des petits signes. Des journalistes les observaient.

— On y va ?

Ils se levèrent ensemble, se dirigèrent vers le bar d’une démarche nonchalante.

Le commissaire aux moustaches rousses s’accouda devant l’homme. Girard se plaça derrière, prêt à le ceinturer.

La musique ne cessa pas. Et, pourtant, tout le monde eut l’impression d’un silence anormal.

— Pardon ! Vous êtes bien descendu à l’Hôtel Moderne ?

Un lourd regard se posa sur celui qui parlait.

— Après ?

— Je crois que vous avez oublié de remplir votre fiche.

Adèle était à trois pas, le regard rivé à l’inconnu. Genaro faisait partir le bouchon d’une bouteille de champagne.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je désirerais que vous veniez la remplir à mon bureau. Attention ! Pas d’esclandre…

Le commissaire Delvigne scrutait les traits de son partenaire et se demandait en vain ce qui, en lui, l’impressionnait.

— Vous me suivez ?

— Un instant…

Il porta la main à sa poche. L’inspecteur Girard crut qu’il voulait en sortir un revolver et il eut la maladresse de tirer le sien.

Des gens se levèrent. Une femme poussa un cri d’effroi. Mais l’homme ne voulait que prendre de la monnaie, qu’il posa sur le bar en disant :

— Je vous suis !

La sortie fut loin d’être discrète. La vue du revolver avait effrayé les clients, sinon ils eussent sans doute formé la haie. Le commissaire marchait le premier. Puis l’homme. Puis Girard, qui était pourpre à cause de sa fausse manœuvre.

Un photographe fit éclater du magnésium. Une voiture attendait devant la porte.

— Vous voulez bien monter…

Il n’y avait que trois minutes de chemin pour atteindre les bureaux de la police. Des inspecteurs en service de nuit étaient occupés à jouer au piquet et à boire des demis qu’ils avaient fait venir d’un café voisin.

L’homme entra comme chez lui, retira son chapeau melon, alluma une grosse pipe qui s’harmonisait avec sa face empâtée.

— Vous avez des papiers ?

Delvigne était nerveux. Il y avait quelque chose qui ne lui plaisait pas dans cette affaire et il ne savait pas quoi.

— Pas de papiers du tout !

— Où avez-vous déposé votre valise quand vous avez quitté l’Hôtel Moderne ?

Un regard aigu du commissaire qui se troubla, parce qu’il eut l’impression que son interlocuteur s’amusait comme un enfant.

— Je n’en sais rien !

— Vos nom, prénoms, profession, domicile…

— C’est votre bureau, à côté ?

On voyait une porte qui ouvrait sur un petit bureau vide et non éclairé.

— Et après ?

— Venez !

Ce fut l’homme aux larges épaules qui entra le premier, tourna le commutateur, referma la porte.

— Commissaire Maigret, de la Police judiciaire de Paris ! dit-il alors en tirant de petites bouffées de sa pipe. Allons ! mon cher collègue, je crois que, ce soir, nous avons fait du bon travail. Et vous avez une bien belle pipe !…

VII

Le voyage insolite

— Les journalistes ne vont pas accourir, au moins ? Fermez votre porte à clé, voulez-vous ? Il vaut mieux que nous causions en paix.

Le commissaire Delvigne regardait son collègue avec cette involontaire considération que l’on voue, en province, et surtout en Belgique, à tout ce qui vient de Paris. Au surplus, il était gêné de la gaffe qu’il venait de commettre et il voulut s’excuser.

— Du tout ! trancha Maigret. Je tenais absolument à être arrêté ! Je vais plus loin : tout à l’heure, vous me ferez conduire en prison et j’y resterai aussi longtemps que ce sera nécessaire. Vos inspecteurs eux-mêmes doivent croire à la réalité de mon arrestation.

Ce fut plus fort que lui ! Il éclata de rire, tant était drôle la physionomie du Belge. Il regardait Maigret en dessous, en se demandant quelle attitude il devait prendre. On sentait qu’il avait peur d’être ridicule. Et il essayait vainement de savoir si son compagnon plaisantait ou non.

Le rire de Maigret déchaîna le sien.

— Allons ! Allons ! Vous en avez de bonnes ! Vous mettre en prison !… Ha ! Ha !…

— Je vous jure que j’y tiens absolument !

— Ha ! Ha !…

Il résista longtemps. Et quand il vit que son interlocuteur parlait sérieusement, il en fut tout bouleversé.

Ils étaient maintenant assis face à face. Une table surchargée de dossiers les séparait. De temps en temps Maigret avait encore un regard d’admiration à la pipe d’écume de son collègue.

— Vous allez comprendre… dit-il. Je vous demande pardon de ne pas vous avoir mis au courant plus tôt, mais vous verrez tout à l’heure que c’était impossible. Le crime a été commis mercredi, n’est-ce pas ? Bon ! Eh bien ! lundi, j’étais à mon bureau, quai des Orfèvres, quand on me fait passer la carte d’un certain Graphopoulos. Comme d’habitude, avant de le recevoir, je téléphone au Service des étrangers pour avoir des renseignements sur lui. Rien ! Graphopoulos venait seulement d’arriver à Paris…

» Dans mon bureau, il me fait l’effet d’un homme momentanément troublé. Il m’explique qu’il voyage beaucoup, qu’il a des raisons de croire qu’on en veut à sa vie et il termine en me demandant combien cela lui coûterait d’être gardé nuit et jour par un inspecteur.

» C’est courant. Je lui communique le tarif. Il insiste pour avoir quelqu’un de tout à fait à la hauteur, mais par contre il répond évasivement à mes questions sur le danger qu’il court et sur ses ennemis possibles.

» Il me donne son adresse au Grand-Hôtel et le soir même je lui envoie l’inspecteur demandé.

» Le lendemain matin, je me renseigne sur lui. L’Ambassade de Grèce me répond qu’il est le fils d’un gros banquier d’Athènes et qu’il mène à travers l’Europe une vie oisive de grand seigneur.

» Je parie que vous l’avez pris pour un aventurier.

— C’est exact. Vous êtes sûr que…

— Attendez ! Le mardi soir, l’inspecteur chargé de protéger mon Graphopoulos me dit avec ahurissement que notre homme a passé son temps à essayer de le semer en route. Des petites ruses connues de tous, comme les maisons à deux issues, les taxis successifs. Il ajoute que Graphopoulos a pris un billet pour l’avion de Londres de mercredi matin.

« Je peux bien vous l’avouer : l’idée de faire un tour à Londres, surtout en avion, me souriait assez et j’ai pris la filature à mon compte.

« Mercredi matin, Graphopoulos a quitté le Grand-Hôtel mais, au lieu de se rendre au Bourget, il s’est fait conduire à la gare du Nord où il a pris un billet de chemin de fer pour Berlin…

« Nous avons voyagé dans le même wagon-salon. Je ne sais pas s’il m’a reconnu. Toujours est-il qu’il ne m’a pas adressé la parole.

« À Liège, il est descendu et je suis descendu derrière lui. Il a loué une chambre à l’Hôtel Moderne et j’ai choisi une chambre voisine de la sienne.

« Nous avons dîné dans un restaurant, derrière le Théâtre Royal.

— À la Bécasse ! interrompit M. Delvigne. On y mange bien !

— Surtout les rognons à la liégeoise, c’est vrai ! Remarquez que j’ai eu l’impression que Graphopoulos mettait les pieds à Liège pour la première fois. C’est à la gare qu’on lui a enseigné l’Hôtel Moderne. C’est à l’hôtel qu’on l’a envoyé à la Bécasse. Enfin, c’est le chasseur du restaurant qui lui a parlé du Gai-Moulin.

— Où il aurait donc échoué par hasard ! dit rêveusement le commissaire Delvigne.

— J’avoue que je n’en sais rien. Je suis entré au cabaret un peu après lui. Une danseuse de l’établissement était déjà installée à sa table, ce qui est assez naturel. À vrai dire, je me suis ennuyé atrocement, car j’ai horreur de ces boîtes de nuit. Ma première idée était qu’il emmènerait la femme. Quand j’ai vu celle-ci prête à partir seule, je l’ai accompagnée un bout de chemin, le temps de lui poser deux ou trois questions. Elle m’a affirmé que c’était la première fois qu’elle voyait l’étranger, qu’il lui avait donné un rendez-vous auquel elle n’irait pas, et elle a ajouté que c’était un raseur.

» C’est tout. Je suis revenu sur mes pas. Le patron de la boîte sortait en compagnie du garçon. J’ai pensé que Graphopoulos était parti quand j’avais le dos tourné et je l’ai cherché un instant dans les rues proches.

» Je suis allé jusqu’à l’hôtel m’assurer qu’il n’était pas rentré. Quand je suis revenu vers le Gai-Moulin, les portes étaient toujours closes et il n’y avait pas de lumière à l’intérieur.

» Bref, un résultat aussi négatif que possible. N’empêche que je ne prenais pas l’affaire au tragique. J’ai demandé à un agent s’il y avait d’autres boîtes ouvertes. Il m’en a désigné quatre ou cinq, que j’ai visitées consciencieusement, sans retrouver mon Grec.

— C’est extraordinaire ! murmura M. Delvigne.

— Attendez ! J’aurais pu me présenter à vous et poursuivre l’enquête de concert avec la police liégeoise. Mais, étant donné qu’on m’avait vu au Gai-Moulin, j’ai préféré ne pas donner l’alarme à l’assassin. Il y a, en somme, très peu de coupables possibles. J’ai commencé par les deux jeunes gens, dont la nervosité ne m’avait pas échappé. Cela m’a conduit jusqu’à Adèle et jusqu’à l’étui à cigarettes du mort.

» Vous avez brusqué les choses. Arrestation de Jean Chabot. Fuite de Delfosse. Confrontation générale. Tout cela, je ne l’ai connu que par les journaux.

» Et j’ai appris par la même occasion que j’étais recherché comme un coupable probable.

» C’est tout ! J’en ai profité !

— Profité ?

— Une question d’abord. Est-ce que vous croyez à la culpabilité des deux gamins ?

— À parler franc…

— Bon ! Je vois que vous n’y croyez pas. Personne n’y croit, et l’assassin sent parfaitement que, d’un moment à l’autre, on va chercher ailleurs. Par conséquent, il prend ses précautions et il ne faut pas compter sur une imprudence de sa part.

» Par contre, il y a de grosses présomptions contre l’homme aux larges épaules, comme disent les journaux.

» Alors, l’homme aux larges épaules s’est fait arrêter, dans des circonstances assez théâtrales. Pour tout le monde, c’est le vrai coupable qui a été bouclé ce soir !

» Il faut renforcer cette opinion. Demain, les gens apprendront que je suis à la prison Saint-Léonard et qu’on espère de très prochains aveux.

— Vous irez réellement en prison ?

— Pourquoi pas ?

M. Delvigne ne pouvait pas se faire à cette idée-là.

— Bien entendu, vous serez libre de vos mouvements…

— Pas du tout ! Je vous demande au contraire de me mettre au régime le plus sévère !

— Vous avez de drôles de méthodes, à Paris !

— Même pas ! Mais, comme je vous l’ai dit, il faut que le ou les coupables se croient hors de danger. Pour tant qu’il y ait un coupable…

Cette fois, le commissaire aux moustaches rousses sursauta.

— Que voulez-vous dire ? Vous ne voulez pas insinuer que Graphopoulos s’est défoncé le crâne d’un coup de matraque, puis qu’il s’est enfermé dans une malle d’osier pour se transporter au Jardin d’acclimatation ?

Les gros yeux de Maigret étaient tout pleins de naïveté.

— Sait-on jamais ?

Et tout en bourrant sa pipe :

— Il va être temps que vous me fassiez conduire en prison. Auparavant, il vaudrait peut-être mieux que nous nous mettions d’accord sur certains points. Voulez-vous noter ?…

Il était très simple. Il avait même de l’humilité dans le ton employé. N’empêche qu’il prenait tout bonnement la direction effective de l’enquête, sans en avoir l’air.

— J’écoute…

— 1° Lundi, Graphopoulos demande la protection de la police parisienne ;

» 2° Mardi, il essaie de brûler la politesse à l’inspecteur chargé de veiller sur lui ;

» 3° Mercredi, après avoir pris un billet pour Londres, il en prend un pour Berlin et il descend à Liège ;

» 4° Il ne paraît pas connaître la ville et il échoue au Gai-Moulin, où il ne fait rien d’extraordinaire ;

» 5° Au moment où je sors en compagnie de la danseuse, il y a quatre personnes dans le cabaret : Chabot et Delfosse, cachés dans l’escalier de la cave ; le patron et Victor dans la salle ;

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