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Том 7. О развитии революционных идей в России - Александр Герцен

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Ils ont une moralité fixe – nous, un instinct moral.

Ils ont sur nous l'avantage d'avoir des règles positives, élaborées; ils appartiennent à la grande civilisation européenne. Nous avons sur eux l'avantage des forces robustes, d'une certaine latitude d'espérances. Là où ils sont arrêtés par leur conscience, nous sommes arrêtés par un gendarme. Arithmétiquement faibles, nous cédons; leur faiblesse est une faiblesse algébrique, elle est dans la formule même.

Nous les froissons profondément par notre laisser-aller, par notre conduite, par le peu de ménagement des formes, par l'étalage de nos passions demi-barbares et demi-corrompues. Ils nous ennuient mortellement par leur pédantisme bourgeois, par leur purisme affecté, par leur conduite irréprochablement mesquine.

Chez eux enfin un homme qui dépense plus de la moitié de ses revenus est taxé de fils prodigue, de dissipateur. Un homme qui se borne chez nous à ne manger que ses revenus est considéré comme un monstre d'avarice…

Cette antithèse si tranchée, presque exagérée, comme nous l'avons dit nous-mêmes, entre la Russie et les provinces Balti-ques, se retrouve, quant au fond, entre le monde slave et l'Europe.

Il y a pourtant cette différence, c'est que dans le monde slave, il y a un élément de civilisation occidentale à la surface, et dans le monde Européen un élément complètement barbare à la base, tandis que les paysans de Pskov n'ont absolument rien de civilisé et que les Allemands baltiques recouvrent, non pas une population barbare et homogène, mais une population en décadence et complètement hétérogène.

Les peuples germano-latins ont produit deux histoires, ont créé deux mondes dans le temps et deux mondes dans l'espace. Ils se sont usés deux fois. Il est très possible qu'ils aient assez de sève, assez de puissance pour une troisième métamorphose – mais elle ne pourra se faire par les formes sociales existantes, ces formes étant en contradiction flagrante avec la pensée révolutionnaire. Nous avons déjà vu que, pour que les grandes idées de la civilisation européenne se réalisent, il leur faut traverser l'Océan et chercher un sol moins encombré de ruines.

Au contraire, toute l'existence passée des peuples slaves porte un caractère de commencement, d'une prise de possession, de croissance et d'aptitude. Ils ne font qu'entrer dans le grand fleuve de l'histoire. Ils n'ont jamais eu un développement conforme à leur nature, à leur génie, à leurs aspirations. Quelles sont ces aspirations? Nous le verrons dans la suite. Je me borne à dire qu'elles ne sont pas formulées comme théories, mais qu'elles existent dans la vie populaire, dans ses chants et ses légendes, qu'elles préexistent dans le habitus – de toutes les races slaves. C'est un instinct, un entraînement naturel, constant, fort, mais confus, mêlé à des élucubrations nationales et religieuses plutôt qu'une conception raisonnée, arrêtée.

L'histoire des Slaves est pauvre.

A l'exception de la Pologne, les Slaves appartiennent plus à la géographie qu'à l'histoire.

Il y a un peuple slave qui n'a vraiment existé que durant une lutte – la guerre des Taborites.

Il y en a un autre qui n'a fait que tracer ses limites, que poser des jalons, que préparer sa place et relier par une unité forcée, provisoire la sixième partie du globe terrestre qu'il a fièrement prise pour son arène…

…Ces peuples si peu remarqués dans leur passé, si peu connus dans leur présent, n'ont-ils pas quelques droits sur l'avenir?

Nous sommes loin de penser que l'avenir appartienne à toutes les races qui n'ont rien fait, et qui n'ont que beaucoup souffert.

Mais il peut bien appartenir à celles d'entre elles, qui sans titre, et sans y être invitées, prennent hardiment leur place dans le grand concile des nations actives; qui forcent l'entrée de l'histoire, qui se mêlent de toutes les affaires, poussées par une activité dévorante; qui occupent toutes les imaginations et se récipitent à corps perdu dans le courant de l'aorte historique. Il y a, dans l'apparition de certains peuples quelque chose qui arrête le penseur, le fait méditer, le rend inquiet comme s'il sentait une nouvelle mine souterraine, une nouvelle force, une fermentation sourde qui cherche à soulever la croûte, à déborder; comme s'il entendait dans un lointain inconnu des pas de géants qui se rapprochent de plus en plus. Tel est le rôle de la Russie depuis Pierre Ier.

Il y a moins d'un siècle, la France contestait encore le titre d'empereur aux tzars, et maintenant il ne s'agit plus du titre mais bien du fait de la domination russe qui s'étend jusqu'au Rhin[1] qui descend jusqu'au Bosphore, et qui recule d'un autre côté jusqu'à l'Océan Pacifique.

Quel est le sens de ces prétentions arrogantes – de ces conscessions pitoyables?

Sont-ce des Huns, qui accourent pour en finir avec Rome et se perdre ensuite parmi les cadavres? – Ou des Osmanlis qui veulent essayer encore une fois, si la chrétienté occidentale est mûre pour la tombe?

Est-ce enfin une catastrophe, un cataclysme, une nuée de sauterelles, un incident terrible survenu pendant 1'entr'acte qui sépare deux mondes, une de ces apparitions lugubres qui précipitent le dénoûment? Ou est-ce déjà le commencement même d'un ordre de chose nouveau; et les Slaves ne sont-ils pas les anciens Germains, par rapport au monde qui s'en va?

Il suffit de la possibilité de poser une question pareille, pour que tout ce qu'on pourra dire sur ce sujet soit d'un très grand intérêt. Et si on avait la témérité d'aller jusqu'à affirmer qu'au milieu de ces aspirations vagues des peuples slaves, il y en a qui se rencontrent avec les aspirations révolutionnaires des masses en Europe; que dans ces chœurs lointains résonnent les mêmes. accords qu'on entend retentir dans les profondeurs souterraines du vieux monde? Si on allait prouver que les barbares du Nord et les barbares «de la maison» ont, sans le savoir, un ennemi commun – le vieil édifice féodal, monarchique, et une espérance commune – la révolution sociale?..

L'empereur Nicolas peut, exécuteur des hautes œuvres dont le sens lui échappe, humilier à sa volonté l'arrogance stérile de la France et la majestueuse prudence de l'Angleterre, il peut déclarer la Porte russe et l'Allemagne moscovite – nous n'avons pas la moindre pitié pour tous ces invalides. Mais ce qu'il ne peut pas, c'est empêcher une autre ligue qui se formera derrière son dos, ce qu'il ne peut pas, c'est empêcher que l'intervention russe ne soit le coup de grâce pour tous les monarques du continent, pour toute la réaction, le commencement de la lutte sociale armée, terrible, décisive.

Le pouvoir impérial du tzar ne survivra pas à cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au passé; il n'est pas russe, il est profondément allemand, allemand-byzantinisé. Il a donc deux titres à la mort.

Et nous, deux titres à la vie – l'élément socialiste et la jeunesse.

– Les jeunes gens meurent aussi quelquefois, – me disait, à Londres, un homme très distingué, avec lequel nous parlions de la question slave.

– C'est certain, lui répondis-je, – mais ce qui est beaucoup plus certain, c'est que les vieillards meurent toujours.

Londres, 1 août 1853.

I

La Russie et l'Europe

Il y a deux ans, nous avons publié une lettre sur la Russie, dans une brochure intitulée: «Vom andern Ufer[2]». Comme notre manière de voir n'a pas changé depuis, nous croyons devoir en extraire les passages suivants:

«C'est une pénible époque que la nôtre; tout, autour de nous, se dissout, tout s'agite dans un vertige, dans une fièvre maligne. Les plus noirs pressentiments se réalisent avec une effrayante rapidité…

Un homme libre qui refuse de se courber devant la force n'aura bientôt d'autre refuge en Europe que le pont d'un vaisseau faisant voile pour l'Amérique.

Ne devons-nous pas nous poignarder à la manière de Caton parce que notre Rome succombe et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome?..

On sait pourtant ce que fit le penseur romain qui sentait profondément toute l'amertume de son temps; accablé de tristesse et de désespoir, comprenant que le monde auquel il appartenait allait crouler – il jeta ses regards au-delà de l'horizon national et écrivit un livre: De moribus Germanorum. Il eut raison, car l'avenir appartenait à ces peuplades barbares.

Nous ne prophétisons rien, mais nous ne croyons pas non. plus que les destins de l'humanité soient cloués à l'Europe occidentale. Si l'Europe ne parvient pas à se relever parune transformation sociale, d'autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d'autres s'y préparent. L'une est connue, les Etats de l'Amérique du Nord; l'autre est pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît peu ou mal.

L'Europe entière, sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux a répété le cri du Krakehler berlinois «Les Russes viennent, les Russes viennent!» Et. en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont venus, grâce à la maison de Habsbourg, et peut-être vont-ils s'avancer encore plus, grâce à la maison de Hohenzollern. Personne, cependant, ne sait au juste ce que sont ces Russes, ces barbares, ces Cosaques; l'Europe ne connaît ce peuple, que par une lutte dont il est sorti vainqueur. César connaissait mieux les Gaulois, que l'Europe moderne ne connaît la Russie. Tant qu'elle avait foi en elle-même, tant que l'avenir ne lui apparaissait que comme une suite de son développement, elle pouvait ne pas s'occuper d'autres peuples; – aujourd'hui les choses ont bien changé. Cette ignorance superbe ne sied plus à l'Europe.

Et chaque fois qu'elle reprochera aux Russes d'être esclaves, les Russes auront le droit de demander: «Et vous, êtes-vous libres?» A dire vrai, le XVIIIe siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sérieuse que ne le fait le XIXe, peut-être parce qu'il la redoutait moins.

Les hommes comme Muller, Schlosser, Ewers, Lévesque, consacrèrent une partie de leur vie à l'étude de l'histoire de la Russie, d'une manière tout aussi scientifique que s'en occupèrent, sous le rapport physique, Pallas et Gmelin. De leur côté, des philosophes et des publicistes observaient avec curiosité le phénomène d'un gouvernement despotique et révolutionnaire à la fois. Ils voyaient que le trône, fondé par Pierre Ier, avait peu d'analogie avec les trônes féodaux et traditionnels de l'Europe. Les deux partages de la Pologne furent la première infamie qui souilla la Russie. L'Europe ne comprit pas toute la portée de cet événement; car elle était alors distraite par d'autres soins. Elle assistait, respirant à peine, aux grands événements par lesquels s'annonçait déjà la Révolution franchise. L'impératrice de Russie tendit naturellement sa main toute dégoûtante de sang polonais à la réaction. Elle lui offrit l'épée de Souvoroff, de ce boucher féroce de Prague. La campagne que Paul fit en Suisse et en Italie n'eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l'opinion publique contre la Russie.

L'extravagante époque de ces guerres absurdes, que les Français nomment encore aujourd'hui la période de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de génie, comme la campagne d'Egypte. Il plut à Bonaparte de se montrer à l'univers, debout sur un monceau de cadavres. A l'ostentation des Pyramides, il voulut ajouter celle de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne réussit pas; il souleva contre lui tout un peuple qui saisit résolument les armes, traversa l'Europe derrière lui, et prit Paris.

Le sort de cette partie du monde fut, pendant quelques mois, entre les mains de l'empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position; il plaça la Russie sous le même drapeau que l'Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d'apparaître dans sa splendeur, il y eût quelque chose de commun, comme si le représentant le plus énergique du monde slave pût avoir les mêmes intérêts que l'oppresseur le plus ardent des Slaves.

Par cette monstrueuse alliance avec la réaction européenne, la Russie, à peine grandie par ses victoires, fut abaissée aux yeux de tous les hommes pensants. Ils secouèrent tristement la tête en voyant cette contrée qui venait, pour la première fois, de prouver sa force, offrir aussitôt après sa main et son aide à tout ce qui était rétrograde et conservateur, et cela, contrairement même à ses propres intérêts.

Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever décidément toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Révolution polonaise, errant par toute l'Europe, y répandirent la nouvelle des horribles cruautés des vainqueurs, il s'éleva de toutes parts, dans toutes les langues européennes, un éclatant anathème contre la Russie. La colère des Peuples était juste…

Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d'accomplir par nos mains, et nos coeurs saignaient de douleur, et nos yeux s'emplissaient de larmes amères.

Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n'avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s'il est juste d'accuser tout un peuple et de le rendre seul responsable de ce qu'a fait son gouvernement.

L'Autriche et la Prusse n'y ont-elles pas aidé? La France, dont la fausse amitié a causé à la Pologne autant de mal que la haine déclarée d'autres peuples, n'a-t-elle donc pas, dans le même temps, par tous les moyens, mendié la faveur de la cour de Pétersbourg; l'Allemagne, alors déjà, n'était-elle pas volontairement, à l'égard de la Russie, dans la situation où se trouvent aujourd'hui forcément la Moldavie et la Valachie; n'était-elle pas alors comme maintenant gouvernée par les chargés d'affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?

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